Notes de voyage au Brésil

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Nous avons assisté (avec le camarade Chico du Portugal) au séminaire des camarades de la tendance Démocratie socialiste (DS). Réuni après un semestre d’administration Lula, ce séminaire ouvrait un processus de discussion préparatoire à une conférence qui devrait se tenir en novembre. Il était introduit par une série de contributions thématiques sans vote.

Avec la présence de représentants d’une quinzaine d’États, ce séminaire était bien représentatif de l’implantation nationale des camarades. Les débats ont témoigné d’une évolution et d’un rapprochement des points de vue par rapport aux réunions qui avaient pu se tenir en février (dans des conditions il est vrai précaires), à l’occasion du forum social mondial de Porto Alegre.

Le gouvernement

La continuité l’a emporté. Après un semestre d’activité, il ne fait guère plus de doute pour personne que la politique du gouvernement se caractérise par la continuité des orientations libérales de l’administration Cardoso. Inversant le slogan de Lula pendant la campagne présidentielle, certains intellectuels vont jusqu’à dire que « la peur a vaincu l’espérance. » Symbolisée par les engagements pris auprès du FMI avant même la victoire électorale et par la nomination de Mereilles à la tête de la Banque centrale, cette politique, conduite directement par Palocci et le ministère de l’Économie, est clairement une politique dont la priorité est « la stabilité » (pour ne pas dire l’austérité). Des taux d’intérêts supérieurs à 26 %, l’objectif déraisonnable et innécessaire d’un excédent commercial de 4,5 %, un projet de loi sur les faillites qui amnistie les faillites frauduleuses sans garantir le paiement des salaires aux salariés, la réforme des retraites dont la discussion est en cours marquent nettement un cap néolibéral, confirmé idéologiquement par des déclarations hallucinantes de Lula sur les bons côtés du thatchérisme ou par son intérêt pour la « troisième voie » (payé de retour par les déclarations de Giddens selon lesquelles Lula peut changer le monde).

Les conséquences de cette politique restrictive (d’autant plus que l’accord avec le FMI interdit pratiquement les investissements des entreprises publiques qui seraient comptabilités dans le déficit), c’est une asphyxie qui commence à soulever les critiques de secteurs patronaux ou de personnalités comme Delfim Neto (ancien ministre des Finances) qui n’ont rien de radicales. D’autres citent l’Argentine de Kirchner comme un exemple.

Le discours officiel est simple. Il prétend dans un premier temps assurer la stabilité, rassurer les marchés, vaincre l’inflation (ramenée il est vrai au-dessous de 6 %), après quoi, selon une formule aussi imprudente qu’inénarrable de Lula, « le spectacle de la croissance va commencer ».

Personne ne croit vraiment à ce conte de Noël. D’autant moins que la reprise internationale se fait attendre, que les exportations s’essoufflent (la revalorisation du real par rapport au dollar fait sentir ses effets). Les annonces de licenciements se multiplient. Parmi les dernières en date quatre mille suppressions d’emploi annoncées chez Volkswagen au cœur du berceau pétiste, lock out technique chez Renault, etc. Dans la région de São Paulo, la situation de l’emploi est la plus mauvaise depuis 1995, et l’activité industrielle était carrément en régression (moins 0,3 %) en avril-mai.

Les caisses sont vides. On ne parle guère du plan Faim 0 : paralysé faute de moyens il tend à se réduire à une assistance caritative sans véritable politique d’emploi, d’éducation et de santé.

Malgré cela, même si le mécontentement social monte dans une série de secteurs, et si le terme de « transition » disparaît de plus en plus du discours officiel, il faut noter que si la popularité du gouvernement passe au-dessous des 50 %, celle de Lula flirte encore avec les 78-80 %.

Par rapport aux illusions ou aux hésitations qui pouvaient exister chez certains en janvier, au moment de la formation du gouvernement, les choses se sont clarifiées.

Les militants du Parti des travailleurs (PT) parlent de « notre gouvernement », ce qui est concevable jusqu’à un certain point : dans la mesure où ce gouvernement est l’aboutissement de vingt années de batailles pour la construction du PT, il est ressenti comme une victoire du mouvement social. En même temps, il est clair désormais que sa politique n’est en rien « notre politique ». Tels sont les termes de la contradiction. Il importe cependant de préciser que les formules initiales (et compréhensibles) sur les deux âmes du gouvernement ou sur un gouvernement schizophrène seraient désormais confuses. Ce gouvernement a bel et bien une logique et une orientation dominantes. Il n’est pas partagé équitablement entre des ministères sociaux (ville, réforme agraire, environnement) et des ministères économiques et financiers néolibéraux.

Tous nos camarades s’accordent d’ailleurs à dire que, s’il existe des espaces et si la politique gouvernementale reste travaillée de fortes contradictions, il n’y aura pas de changement de cap par sursaut interne à l’équipe dirigeante sans la pression d’une forte mobilisation sociale et, probablement, sans crise interne dans la direction du PT et au sommet de l’État. D’où la nécessité de développer les mobilisations et, sans demander bien sûr la démission du gouvernement, de développer systématiquement une orientation alternative : sur les retraites, la réforme agraire, la négociation avec le FMI, la dette, la réforme du code du travail, y compris sous forme d’initiatives législatives de députés.

Le Parti des travailleurs

Dans ces conditions, la question de l’avenir du PT n’est pas tranchée, mais elle est ouverte. Deux écueils sont à éviter :

– Une orientation sortiste à court terme qui tirerait des conclusions hâtives sur l’avenir du parti. Le MES (petit groupe d’origine moréniste) vient de faire ce choix en utilisant les mesures disciplinaires comme prétexte. Il l’a payé aussitôt d’une scission interne. C’est anecdotique mais symptomatique. Personne ne peut exclure a priori une bureaucratisation telle du parti (avec les effets d’une promotion sociale massive dans les appareils d’État) et une défaite des courants de gauche, tels qu’un jour il n’y ait d’autre choix. Mais revenir à la construction de groupes minoritaires (voire marginaux) de gauche révolutionnaire après vingt ans de construction d’un parti classiste de masse serait la conclusion d’une défaite pour le PT, pour le mouvement ouvrier brésilien, et pour nous-mêmes. Une orientation sortiste immédiate, faute de répondre aux possibilités et aux contradictions réelles, se solderait en outre, non par un mouvement en bon ordre, mais par des fragmentations et des démoralisations supplémentaires.

– Un fétichisme pétiste selon lequel il n’y aurait pas de vie (politique) en dehors du PT. Si l’orientation actuelle de sa direction continue, s’il confirme sa subordination à la politique gouvernementale (de plus en plus courroie de transmission), des espaces sociaux et politiques ne manqueront pas de s’ouvrir en dehors du parti. Non (nécessairement) sous la forme de cristallisations partisanes alternatives, mais il est probable que des secteurs en lutte, tout en votant PT, auront de plus en plus de mal à s’identifier au parti ou à y adhérer. Il faut que la bataille menée dans les rangs du Parti par une opposition de gauche soit assez visible et convaincante pour être entendue de ces secteurs (mouvement étudiant, fonctionnaires publics, secteurs paysans radicalisés, etc.).

Il faut en effet rappeler s’il en est besoin, qu’historiquement et socialement, le PT n’est pas un parti social-démocrate européen. Chez certains la déception devant le cours de l’administration Lula peut être d’autant plus forte que les illusions l’ont été. Pour notre part, nous avons pris garde de ne jamais caractériser ce parti idéologiquement ou programmatiquement (comme socialiste, ou révolutionnaire). Nous l’avons décrit comme un parti « classiste » de masse, produit de l’industrialisation massive des années quatre-vingt, relativement démocratique et pluraliste (« post-stalinien ») dont les capacités d’évolution n’étaient pas jouées a priori, indépendamment des expériences collectives qu’il serait amené à faire et des épreuves qu’il aurait à affronter.

Chacun(e) peut avoir aujourd’hui son pronostic, mais on ne peut bâtir une politique en pariant ou en anticipant sur une défaite non encore consommée. Il est peut-être probable que les tendances bureaucratiques et autoritaires vont se renforcer dans le parti, qu’il ne tolérera pas la montée d’une opposition interne enracinée dans les mouvements sociaux, que sa direction, si elle se sent contestée, réagira par des méthodes bureaucratiques plutôt que de se soumettre à un débat démocratique loyal. On peut craindre une mue qui fasse passer la direction du parti d’une culture classiste à une sorte de « troisième voie » sui generis, devant la difficulté à retrouver, dans le contexte de la mondialisation libérale, les conditions d’un compromis cépalien ou développementiste. Tout cela est possible ou probable. Il faut l’envisager froidement, sans imaginer résoudre les problèmes qui en résultent par des formules définitives.

La bataille pour « le PT historique » (non au sens d’un conservatisme pieux, mais d’un parti de lutte) contre le « nouveau PT » ne fait que commencer. À tous les niveaux (mouvements sociaux, parti, groupes parlementaires, municipalités) un espace existe pour une gauche radicale dont on ne peut fixer a priori les limites. En tout cas une alternative à la ligne de la direction est possible. Plus cette opposition sera forte, plus elle ouvrira l’éventail des possibilités. Une lutte de masse dans le parti ouvre en effet d’autres perspectives que le départ d’un groupe s’avouant défait avant d’avoir mené bataille. La multiplication de prises de position critiques d’intellectuels et d’économistes (sur l’Alca, la politique économique, la réforme des retraites), le congrès de l’union des étudiants, les contradictions de la Cut devant la réforme des retraites, la mobilisation des fonctionnaires, les témoignages prestigieux de soutien à Héloïse lors de sa comparution en « commission d’éthique », son extraordinaire popularité montrent que c’est possible.

Des échéances

Il faut avoir en tête les échéances et les rythmes de cette bataille. Certaines sont d’ores et déjà inscrites dans un calendrier. D’autres, les luttes sociales, ne sont pas programmables. En bref :

– septembre 2003 : Cancun et la renégociation de l’accord du Brésil avec le FMI ;

– octobre-novembre 2003 : discussion du budget 2004. Ce sera une échéance importante (même s’il n’y a pas de tradition de bataille budgétaire politisée comme en France), car ce sera le premier budget de l’administration Lula qui a géré jusqu’à présent le budget hérité des gouvernements Cardoso. Ce sera notamment important pour le budget de la réforme agraire ;

– octobre-novembre 2003, désignation des candidats aux municipales d’octobre 2004. Raul est candidat à la candidature pour Porto Alegre. Inutile d’insister sur l’enjeu pour le PT, pour nous, pour le mouvement antimondialisation. Or, c’est loin d’être gagné, après la perte du gouvernement du Rio Grande Sul, et on risque de payer les conséquences de la politique nationale du gouvernement. Précision utile : on ne peut pas, comme en France, présenter des candidatures libres ; il faut être candidat d’un parti légalement reconnu un an avant les élections ;

– 2005 : congrès national du PT avec réélection de la direction et éventuellement primaires au sein du Parti pour désigner le (la) candidate à la présidence pour 2006. Lors du dernier congrès, Raul avait été candidat pour la gauche contre Génoino à la présidence du Parti et il avait recueilli plus de 17 %. Une candidature unitaire de la gauche devrait en 2005 viser au moins le double.

Des patates chaudes et des imprévus

Ce calendrier fixe un calendrier de luttes prévisibles. Mais il n’est pas hors du temps. Des questions explosives sont à l’ordre du jour qui peuvent modifier les pronostics et les rythmes.

– La réforme des retraites. Le projet entre en discussion à l’assemblée (août). Sa préparation a déjà donné lieu à bien des difficultés pour le gouvernement et on ne sait pas ce que sera la version définitive à l’issue des mobilisations prévues en août et des débats parlementaires. En gros, le projet (allongement des cotisations, baisse de fait des pensions) s’inscrit clairement dans la même logique libérale que la réforme en Europe. Mais il faut considérer certaines particularités. D’abord, le thème de la lutte contre les privilèges (opposant privé à fonctionnaires) n’a pas trop marché en France. Il est plus sensible au Brésil étant donné les inégalités abyssales et le fait que la majorité de la population n’a rien du tout. Il y a déjà eu des incidents physiques entre métallos de l’ABC et fonctionnaires.

Après la présentation du projet, le gouvernement s’est trouvé pris entre deux feux. D’un côté des amendements de la Cut (que soutiennent nos camarades) qui dénaturent substantiellement le projet. De l’autre une pression corporative du secteur judiciaire et de la magistrature (allant jusqu’à la grève), contre l’imposition d’un plafond (pourtant assez élevé) à la retraire des juges. Le problème, c’est que le gouvernement a reçu les juges et la Cut (séparément), fait des concessions aux premiers, et rien à la seconde (dont le secrétaire Marinho est sorti très mécontent de son entrevue avec Lula en juillet). La réforme a alors été réformée sur deux points malgré le désaccord du ministère de l’Économie et de la droite (et semble-t-il de Lula lui-même) : intégralité (les fonctionnaires actuellement en exercice garderont une pension de 100 % de leur dernier salaire) et parité (la revalorisation du revenu sera la même pour les inactifs que pour les salariés).

On verra ce que donne le débat parlementaire. La droite peut contre amender le texte ou le gouvernement faire de nouvelles concessions (peu probables) à la Cut qui appelle à des grèves et manifestations le 6 ou le 12 août. La Cut est en effet dans une situation difficile : elle a été méprisée par le gouvernement (alors que son secrétaire est pratiquement une créature de Lula) et menacée de scission par cinq des onze fédérations de fonctionnaires (qui ne sont pas nécessairement plus à gauche). Au terme du débat, le vote aura lieu au parlement probablement en août et au sénat en octobre. La question de ce vote peut devenir explosive dans le PT pour lequel une simple abstention est considérée comme rupture de discipline et passible d’exclusions.

– Les procédures disciplinaires en cours contre trois députés et contre la camarade sénatrice Héloïse peuvent aboutir dans les semaines qui viennent à leur exclusion. Scénario classique : une direction qui fait une politique suscitant une opposition croissante préfère une amputation douloureuse qu’un pourrissement. D’autant que si les sanctions interviennent vite, et même si le prix est élevé, elles ont de fortes chances de diviser les oppositions. Il ne s’agit donc pas d’une question anecdotique, mais bien d’un test sur l’avenir du PT, sur sa démocratie interne, sur ses rapports avec le gouvernement. La question est bien de savoir si le PT doit être l’expression politique des mouvements sociaux ou devenir la courroie de transmission du gouvernement dans ces mouvements. Bien sûr, il faut combattre toutes les mesures d’exclusion, mais en tenant compte de considérations politiques : sur la base de quel projet ? On ne mène pas la bataille de la même façon selon qu’on attend l’exclusion comme une délivrance, ou selon que l’on compte faire appel de cette mesure éventuelle devant le congrès du PT en 2005.

La bataille sur ce point est pas mal engagée. Au Brésil, les soutiens apportés notamment à Héloïse, les témoignages prestigieux en sa faveur devant la commission de discipline ont encore accru sa popularité (son engagement contre la réforme des retraites aussi). Internationalement, l’appel initié par Ken Loach, Chomsky, Ken Coates circule. Sans devenir une pétition de masse (qui n’aurait guère de sens), il devrait recueillir des signatures significatives d’élus et d’intellectuels montrant que l’intérêt pour l’expérience du PT est tel que l’affaire sera suivie de près.

– La réforme agraire. En juillet Lula a reçu la direction des sans-terre, coiffé le béret des sans-terre devant les médias (à l’indignation de la droite et des médias) et réaffirmé que la réforme agraire reste une réforme prioritaire de son gouvernement. Il ne s’agit que d’un geste symbolique, mais d’un geste tout de même, qui permet de poser avec plus de force publiquement la question des moyens. En effet, le camarade Miguel Rossetto a pris dans les six premiers une série de mesures importantes en faveur des paysans pauvres concernant notamment le crédit. Mais on estime à environ 300 000 le nombre de familles occupant les terres susceptibles d’être légalisées. Il faut pour cela de l’argent car la Constitution (qui ne peut être changée faute de majorité) interdit les expropriations sans rachat (sauf dans les cas avérés de travail esclavagiste). D’autre part l’accord avec le FMI interdit un rachat à crédit étalé dans le temps. Il faut donc de l’argent pour racheter (souvent à des propriétaires institutionnels), pour viabiliser, pour débloquer engrais, crédit, installations électriques, routes, eau, sans lesquels la distribution de terres aurait de fortes chances de se solder par un échec productif. Or, à l’abord du deuxième semestre, alors qu’il faudrait 400 millions d’euros pour établir 60 000 familles sur 300 000, il y a tout juste en caisse de quoi en établir 6 000 ou 7 000 (dix fois mois). D’où le test de la bataille budgétaire 2004. L’affaire est d’autant plus importante que Miguel, catalogué ministre des Sans-terre ou des Hors-la-loi est la cible quasi quotidienne de la droite et symbolise les liens du PT avec les secteurs radicaux. Les incidents (mortels) se multiplient à la campagne, ainsi que les affrontements entre paysans occupant des terres (les occupations se sont multipliées par trois en un semestre) et milices des propriétaires. La direction du MST reste relativement modérée par rapport au gouvernement Lula, mais elle ne contrôle pas la radicalisation de la base dans différents États. La condamnation de Rainha illustre d’autre part la radicalisation à droite du pouvoir judiciaire.

Sans conclure, signalons simplement qu’une nouvelle étape de construction s’ouvre pour les camarades avec d’importantes perspectives de recrutement et de croissance dans certains États. Ils sont tous d’accord sur l’importance à donner à cette croissance, sur le renforcement de l’activité propre de la tendance, sur ses moyens d’expression. C’est le sens qu’ils donnent au thème (mot d’ordre) d’une « DS grande ».

2003, archives personnelles
www.danielbensaid.org

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