Serviteurs, La Quinzaine littéraire pourrait avoir pour devise le titre donné par Maurice Nadeau à son « itinéraire critique à travers les livres », à la condition toutefois de rendre au mot le souci de modeste élégance qui est l’exact contraire de la servilité ou de la flagornerie. Lecteur parfois irrégulier, je n’en suis pas moins fidèle à ces rendez-vous quinzomadaires, à leur faux rythme, toujours à contretemps du jugement distancié par la durée comme des engouements éphémères du quotidien, à l’instar de ces mémorables Cahiers, dont la mission annoncée était « d’enseigner à lire » : « Que le lecteur sache lire, et tout est sauvé. » Qu’il désapprenne, qu’il ne sache plus, qu’il glisse sur la page au lieu de s’y faufiler, et tout, au contraire, risque d’être perdu. Et ce risque n’a cessé de croître.
Il existe pourtant – ou devrait exister – une éthique de l’écriture et de la lecture, de la critique et de la librairie. Adorno s’inquiétait déjà que le livre à l’étalage ne soit tenu de devenir autre que ce qu’il est, s’endimanchant de jaquettes racoleuses comme n’importe quelle aguicheuse marchandise. Cet effacement du texte par l’image s’est accentué au fur et à mesure que la consommation renforçait son emprise sur la production, la demande conditionnée sur l’offre. La distribution des livres se plie désormais aux exigences du flux tendu et du stock zéro. Le temps de flâner sur des rayonnages, dans l’attente d’une improbable rencontre avec un lecteur prédestiné, leur est de plus en plus compté. Le principe de rendement détermine leur espérance de vie.
Soumis aux impératifs de la rotation accélérée du capital, ils deviennent périssables et jetables. Le rationnement des surfaces imposé par les prix de l’immobilier réduit les bibliothèques à une fonction décorative. Économe en espace, le numérique chasse le plaisir de découvrir au hasard d’une étagère, un vieux livre chargé d’instants précieux, comme un coffret magique où sommeilleraient les circonstances corporelles et charnelles de sa première lecture.
Cette logique marchande façonne insidieusement « le paysage médiatique et intellectuel » (si tant est que les deux mots puissent faire bon ménage). La « presse d’industrie » impose peu à peu sa loi à « l’édition d’industrie ». La critique elle-même tend souvent à renier son propre [phrase incomplète]. La plupart de ses officiants sont rompus à l’exercice de la formule concise et convenue qui ornera à la une des magazines le placard publicitaire du best-seller programmé, en échange de quoi l’annonceur reconnaissant gratifiera le journal du critique d’une discrète publicité gracieuse. Ainsi vont et viennent les ascenseurs de la renommée et les petites manœuvres de ce que les stratèges en communication appellent désormais le warketing.
« Plus de critiques, mais des auteurs de comptes rendus, de portraits, les plus anecdotiques possible. Comment peut-on s’en remettre à la télévision pour faire lire un livre ? », demande Maurice Nadeau dans les dernières lignes de Serviteur ! Imagine-t-on les pensées de Pascal ou la poésie de Baudelaire noyées dans le bavardage mondain d’un Guillaume Durand ou d’un Frantz-Olivier Gisbert. La critique, comme la lecture, a sa temporalité propre, une lenteur accordée au plaisir de penser, une liberté de l’arrêt sur page, ou du rebroussement de texte.
Avec ses colonnes à la sobriété têtue, La Quinzaine littéraire brosse à contre-poil l’air frivole du temps. À contre-courant de la maculature fast, du prêt à penser consensuel, des morbidités de la mode, elle contribue à entretenir le goût de l’écriture et le souci de la découverte. Quand l’époque l’exige les avant-gardes doivent aussi savoir jouer les arrière-gardes pour « sauver la tradition du conformisme qui toujours la menace ».
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