« En 1995, au-delà de la figure de Juppé, le peuple engueulait les élites. En 1997, au-delà de celle de Debré, les élites ont engueulé le peuple. » Dans Le Nouvel Observateur du 6 mars, Jacques Julliard comparait ainsi le mouvement de décembre 1995 contre le plan Juppé à celui de février 1997 contre les lois Pasqua-Debré.
L’essentiel est dit. Le reste en découle : « Le mouvement de 1995 était protectionniste, francopète, traversé de pulsions nationalistes, de tendances sécuritaires, assorti d’une forte méfiance à l’égard de l’Europe. » Il avait pour figure le cheminot, pour lumière le brasero, pour cinéaste Renoir, et pour couleur le sépia.
Le mouvement de 1997 serait au contraire « libéral, humanitaire, cosmopolite, antipopuliste et très peu populaire ». Son personnage emblématique n’est plus le cheminot mais le cinéaste. Le brasero est éclipsé par les sunlights. Le metteur en scène n’est plus Renoir, mais Desplechin. La photo reprend des couleurs fastes. Ringard contre moderne, gauche sociale contre gauche morale, archaïsme contre angélisme, ouvrier ressentimental contre intellectuel éclairé : la symétrie est pleine de fausses fenêtres et de trompe-l’œil.
Il ne s’agit certes pas, comme feint de le croire Julliard, de sacrifier à un « mythe réconfortant », en présentant ces mobilisations comme deux aspects spontanément complémentaires de la même « montée des luttes ». Mais il s’agit de chercher ce qui peut les faire converger et les réunir au lieu de les opposer. C’est un but, un objectif, une besogne de tous les jours, pas un cadeau des dieux. Par des voies différentes, consciemment ou non, ces deux mouvements conduisent à remettre en cause les effets inciviques, la désintégration sociale, le mépris de l’homme et du citoyen, inhérents à la logique marchande.
N’en déplaise à la théorie sommaire des ensembles façon Julliard, ce point de rencontre existe. Il y eut des syndicats et non des moindres (CGT, FSU, Sud, Tous ensemble…), des associations (Droits devant, Ras l’Front, AC ! la Cadac…), des partis politiques et – mais, oui ! – des intellectuels sépias, des cinéastes plus braseros que sunlights, pour participer aux deux. Les mêmes se sont en partie retrouvés à Bruxelles le 16 mars dans l’euro-manif de soutien à l’euro-grève de Renault (avec les ouvriers de Cléon, de Douai ou de Vilvorde, certainement très rétro, très « ressentimentaux » d’être envoyés à la casse, « francopètes » ou « belgopètes » peut-être, eurorévoltés sans doute).
Ce sont encore les mêmes, dans une large mesure, qui s’étaient opposés à la guerre du Golfe et avaient dénoncé les conséquences sociales prévisibles de Maastricht. Il y a bien là les éléments ou les jalons d’une « troisième gauche », invisible à Julliard, à la fois morale et sociale (et politique en plus), populaire et cosmopolite, noire et rouge de colère. Ce n’est pas peu. Cela commence à faire une trace, un sillon. Jacques Julliard en trace un autre, carrément opposé. À sa manière, on peut même reconnaître qu’il a de la suite dans les idées. Il était pour la guerre du Golfe avec ferveur, pour Maastricht avec enthousiasme. En décembre 1995, il pétitionnait pour le plan Juppé et pour saluer le « courage » jaune de Notat. En décembre 1995 comme en 1997, il est en somme toujours du même côté, celui des « élites » comme il dit, pour engueuler le peuple, trop archaïque hier, trop populiste aujourd’hui, toujours trop bête et très obtus, toujours trop peuple quoi !
À dissoudre, ce peuple si obstinément populaire qui, quoi qu’il fasse, finirait toujours par faire « le jeu de Le Pen » ! Sournoisement, Julliard lâche en effet son verdict assassin contre les grèves de décembre 1995 : « Le seul à avoir tiré les conséquences de ce qui venait de se produire fut le Front national, qui vit immédiatement tout le parti qu’il pouvait tirer d’un mouvement de protestations passéiste. » Pauvre peuple ! S’il défend ses emplois, ses salaires et sa santé, il nourrit, aux yeux des uns, le Front national. S’il descend dans la rue pour défendre les immigrés et les sans-papiers, il tombe, aux yeux des autres, dans le piège d’une diversion et fait encore le jeu du Front national. Il y aurait de quoi le faire tourner en bourrique !
La boucle de ce cercle vicieux est évidemment ailleurs. Que la droite ou son extrême tirent les marrons du feu d’une mobilisation sociale n’est pas chose nouvelle. La grève générale de 1968 a fini en juin par l’élection d’une majorité de droite écrasante. Si Le Pen, ou Mégret, ou un autre peuvent profiter des mouvements sociaux, ce n’est pas la faute aux dits mouvements (le Front national y devient invisible, il est soluble dans la lutte), mais aux politiques qui calculent serré, qui comptent court, à échéance d’une fin de mois, d’une fin de législature, en petits épargnants de suffrages, en rentiers électoraux : « Vous voyez bien qu’il ne fallait pas s’agiter contre les lois Debré : Chirac-Juppé remontent dans les sondages et Jospin dégringole. » Et alors ? Si Jospin dégringole, ce n’est ni la faute. aux sans-papiers, ni aux cinéastes, ni aux « noms imprononçables », ni aux manifestants, ni aux grévistes de Vilvorde. C’est tout bêtement la faute à Jospin et à ses semblables.
Il a fait fort celui-là, sur France Inter, un certain matin, entre le beurre et la tartine. Fallait-il ou non désobéir à cette loi ? En tant qu’homme politique (public), il était plutôt contre. En tant qu’homme (privé), il était plutôt pour, à condition bien sûr que le premier ignore ce que ferait le second. À condition de pouvoir jouer des deux mains, sur deux tableaux, et qu’une main puisse faire ce que l’autre ne veut pas. Voilà bien le tour de force de la tartufferie moderne, le prodige moderne des hommes doubles et de leur double jeu. En tant qu’homme, Jospin désobéirait. En tant que dirigeant politique, il obéirait. Au nom d’une « culture d’opposition », il serait plutôt pour l’augmentation des salaires et la réduction du temps de travail. Au nom de la « culture de gouvernement », il est pour le franc fort, la rigueur budgétaire, les critères de convergences et le saint-frusquin socialo-libéral. Ce n’est pas le mouvement social, contre le plan Juppé ou contre les lois Debré, qui fait le jeu de Le Pen. C’est cette duplicité, ces renoncements et ces retournements. De la résistance, il reste toujours quelque chose, ne fût-ce que la mémoire d’une confiance un instant retrouvée. Cette fois, après la lutte des sans-papiers, le mouvement de février aura modifié les termes du débat sur l’immigration. Il ne sera plus possible de dire à la légère, comme Fabius, sans avoir tourné sept et quatorze fois sa langue dans sa bouche, que c’est une « bonne question ». Il ne sera plus possible de confondre immigré et clandestin. Il devient au contraire possible, pour un large secteur syndical, associatif, politique, de conjuguer la République et l’Europe, la citoyenneté et l’emploi, Saint-Bernard et Renault. Si, en revanche, la gauche devait gagner les élections de 1998 et, à force d’obéissance, de prudence, de dédoublements, ne rien changer au chômage, à l’exclusion, aux lois Debré-Pasqua, à l’Europe de la jungle, alors oui, pour de bon, cela pourrait bien finir par faire le jeu de Le Pen. À moins que le mouvement social ne vienne encore bousculer le scénario.
Les Inrockuptibles, 1er avril 1997