Soljénitsyne à Bouillon de culture1 le 17 septembre 1993, ce devait être l’un des clous médiatiques de la rentrée. Il devait plancher devant un Glucksmann, à jamais sculpté dans le ressentiment, un Bernard Guetta confit d’autosatisfaction et un éditorialiste de L’Express, avec Pivot dans le rôle de l’éternel boute-en-train. L’audimat, dit-on, ne fut pas à la hauteur de l’événement.
Dommage, car la soirée fut, somme toute, édifiante.
Avouerai-je que le grand homme m’est apparu plutôt sympathique, dans sa franchise carrée, face à ses buveurs de parole compassés ?
Ne lésinant pas sur la formule, quelqu’un commença par décréter que notre siècle serait coupé en deux devant l’histoire : entre un avant et un après Soljénitsyne ; comme s’il était permis, en dépit de la commission Dewey, des témoignages de Victor Serge, de Ciliga, de Trotski, des campagnes de David Rousset, d’ignorer le goulag avant l’Archipel !
N’importe. Que le spectacle commence. Naguère grand pourfendeur de maîtres penseurs, Glucksmann est pieusement pendu aux lèvres du nouvel oracle. Guetta se tortille de fausse humilité en suçant ses mots avec gourmandise. Enhardi, il s’aventure dans une fresque sociale d’où il ressort que le drame russe serait de n’avoir jamais connu que moujiks et boyards, et point de commerce.
Œil arrondi du grand homme !
Comment ? Toutes ces foires, ces marchés grouillants…
Retraite rougissante du Guetta.
Puis on se risque sur des sujets épineux. La Yougoslavie ? Soljénitsyne se lance dans une diatribe contre les Européens, coupables d’avoir mis le feu aux poudres en reconnaissant précipitamment des nations qui selon lui n’existent pas. Peut-être irait-il jusqu’à célébrer les liens séculaires entre Russie et Serbie, mais personne ne tient à approfondir la question. On passe à autre chose.
Guetta saisit l’occasion de se rattraper en proposant un brillant raccourci de la pensée Soljénitsyne : en somme, elle rejette toute idée de révolution. Cette fois, le maître approuve. C’est cela. Et c’est pourquoi il ira d’un cœur léger parrainer les chouanneries bocagères de Villiers au Puy-du-Fou. On s’agite un peu sur le plateau. Tout de même, tout de même : il y a les révolutions, et LA Révolution française, celle qui a apporté au monde ces droits de l’homme au nom desquels, justement, précisément… Réponse acérée comme un couperet : « La France est devenue ce qu’elle est aujourd’hui grâce à Thermidor. Sans Thermidor, vous en seriez là où en sont les bolcheviques. » Encaissant sans sourciller ce coup de pied au cul, l’assistance s’absorbe dans la contemplation méditative de souliers tricolores.
Quand je dis que j’ai trouvé le bonhomme plutôt sympathique, c’est bien sûr relatif. Relatif d’abord à ses interlocuteurs. Lui, au moins, est un Thermidorien qui se déclare et se respecte. Eux ne sont que des thermidoriens honteux. Ils ont contribué à faire de Soljénitsyne un monument. Quand le monument prend la parole, il dit sa vérité, en monument de réaction qu’il est, et aucun des apprentis sorciers n’ose le contredire. Puisque le siècle, se divise en avant et après Soljénitsyne, il faut bien être d’un côté ou de l’autre de la coupure !
Entendons-nous. On peut apprécier l’écrivain et Le Pavillon des cancéreux est certainement un très grand livre (le Vie et Destin de V. Grossmann mérite au moins autant de considération). Au moment où le genre romanesque « occidental » s’enfermait dans l’anecdote privée, Soljénitsyne, Grossmann et d’autres le renouvelaient en inscrivant l’expérience individuelle dans l’horizon public de l’universalité bureaucratique. Il en résulte une bouleversante esthétique narrative. Qui ne se confond pas avec la découverte d’une vérité politique.
Telle est bien en effet la supercherie du fan-club médiatique. Son truandage et son escroquerie. Glucksmann et consorts se sont servis de la force romanesque pour légitimer un discours politique utilitaire. À leur manière, ils ont, eux aussi, asservi l’œuvre à la propagande. Ils les ont soudées l’une à l’autre au point de ne plus pouvoir les distinguer.
Car Soljénitsyne se contente de répéter, devant un parterre d’admirateurs de plus en plus gênés, ce qu’il n’a cessé de proclamer avec constance. Il y a toujours eu plus d’une manière de s’opposer à la bureaucratie, disons pour simplifier celle de Soljénitsyne et celle de Grossmann. Face à la tyrannie, elles se croisent et se mêlent dans l’universalité de leur message. Sans pourtant se confondre. L’auteur de la Roue rouge ne s’est jamais présenté comme un libéral ou un démocrate. Plutôt comme un traditionaliste.
Sur le plateau de France 2, il fut beaucoup question du Discours du Liechtenstein, l’adresse de Soljénitsyne à l’académie internationale de philosophie de Liechtenstein. L’Express (16 septembre 1993) en a publié le texte. Le propos est d’une grande banalité et platitude : démesure des besoins et rétrécissement de l’âme, harmonie originelle perdue, bref « le XXe siècle ne correspond à aucune avancée morale de l’espèce humaine ». C’est en effet discutable. Mais le bilan définitif de ces « avancées » et de ces « reculs » ne se conçoit que du point de vue d’un bouclage final de l’Histoire universelle que l’on a injustement reproché à Marx. Dans une histoire ouverte, les critères sont toujours sujets à caution. Ceux de Soljénitsyne découleraient d’un primat de la morale sur la politique. Il en résulte un discours obscurément hygiéniste (« Il faut que les gens gardent une bonne santé morale l’emportent sur ceux qui sont pervertis et corrompus), hanté de fantasmes purificateurs (« Aujourd’hui, eu égard à l’afflux croissant de réfugiés qui franchissent les frontières européennes, il est difficile à l’Occident de ne pas se percevoir comme une sorte de forteresse, peut-être encore sûre aujourd’hui, mais une forteresse assiégée assurément »), et débouchant sur une réhabilitation de l’ascèse religieuse : « A l’heure actuelle, peu de gens y seraient disposés. Cependant, face aux conditions toujours plus complexes de la modernité, nous limiter nous-mêmes est la seule voie pour la préservation de tous. Ce qui nous aidera à retrouver la conscience du Très Haut qui est là, au-dessus de nous, ainsi qu’un sentiment totalement perdu : l’humilité devant lui. » Je ne connais pas la richesse du vocabulaire russe, mais le fait est que le traducteur français, en une seule page, s’en donne à cœur joie : « le temps est venu de limiter nos désirs… ; nous avons jeté la clef d’or de la modération… ; nous devons restreindre nos désirs… ; autolimitation, dénuement, restriction… » Il ne manque que l’automutilation et les serrements de ceinture.
Le Discours de Liechtenstein est aux antipodes de l’hédonisme redécouvert hier par les adeptes du divin marché. Il y a du moine chez Soljénitsyne, voire du moine guerrier. L’insouciance du capital n’est pas son truc. Il a au contraire la dent dure pour fustiger « ce capitalisme à l’état naissant, porteur de comportements improductifs, sauvages, répugnants, la mise à sac des richesses de la nation [russe] qu’il entraîne ». La démocratie chez lui est toujours subordonnée à l’ordre moral. La politique ne s’inspire pas d’abord des « droits de l’homme » mais d’un populisme organiciste et chauvin.
Sur le plateau de Bouillon de culture, la déférence silencieuse qui accueillait la parole du maître n’exprimait plus une modestie intellectuelle compréhensible devant une œuvre écrasante, mais déjà la gêne piteuse de l’arroseur arrosé.
Car le fin mot de Soljénitsyne, c’est bien le Très Haut. Tout le reste en découle. Au moment où Jean-Christophe Bailly nous invite à confirmer la mort du Dieu de sinistre mémoire, et à nous libérer de son fantôme en lui donnant sépulture, le patriarche du Vermont prétend redresser les idoles et cultiver les folles broussailles du mythe. Ignorant que Staline fut, après Octobre, le premier et Eltsine ou Routskoï les (avant)-derniers des thermidoriens, il brandit la bannière de tous les Thermidor. Il s’agit au contraire d’en finir avec cet interminable Thermidor, ce thermidor à répétition qui étouffe l’élan libérateur du communisme originel.
P.S. : Signalons à ceux et celles qui veulent s’aérer les méninges et respirer un grand coup, la publication dans le numéro de septembre de Passages d’un copieux entretien avec Derrida, à l’occasion de la parution chez Galilée de son Spectres de Marx. À propos de l’immigration : « Quiconque, à gauche ou à droite, et comme-tout-le-monde, préconise le contrôle de l’immigration, exclut la clandestine et prétend réguler l’autre, souscrit en fait et en droit, qu’il le veuille ou non, avec plus ou moins d’élégance et de distinction, à l’axiome organiciste de Le Pen… » Sur l’Algérie : « Comme dans toutes les tragédies, le crime n’est pas d’un seul côté, ni même des deux côtés [le Fis et l’État]… Il n’y aurait pas de tête à tête infernal avec tant de victimes innocentes sans un troisième terme élémentaire et anonyme, je veux dire sans la situation économique et démographique du pays, le chômage et la stratégie choisie pour le développement depuis si longtemps… Or si on considère ce troisième partenaire sans nom, si on peut dire, la responsabilité est à la fois plus ancienne et elle ne saurait être simplement algéro-algérienne. Je rappelle ce que nous disions tout à l’heure de l’emblématique dette extérieure… » Sur Marx : j’ai tenté de marquer, comme je crois qu’il faut le faire aujourd’hui, un point de résistance au consensus dogmatique sur la mort de Marx, la fin de la critique du capitalisme, le triomphe final du marché… Ne croyez-vous pas qu’il est urgent de s’insurger contre un nouveau dogme antimarxiste ?… La responsabilité de s’insurger revient à tout le monde, mais en premier lieu à ceux qui, sans avoir jamais été antimarxistes ou anticommunistes, ont néanmoins toujours résisté à une certaine orthodoxie marxiste pendant les temps où elle resta, du moins dans un certain cercle, hégémonique… »
Rouge, septembre 1993