Alain Brossat : Disons-le tout net : concernant les pays de l’Est, nous passons notre temps – nous autres, les trotskistes – à faire du neuf avec du vieux, nous gérons des « acquis », comme on dit chez nous, c’est-à-dire un héritage et des instruments conceptuels de plus en plus obsolètes, vieux de plus d’un demi-siècle. Notre niveau d’élaboration en rapport à l’actualité est particulièrement faible, nos spécialistes un peu moins nombreux qu’une équipe de football et notre influence dans ces pays absolument négligeable. Enfin, au-delà du conservatisme foncier de notre pensée sur ces questions, il y a l’abstraction totale des rares débats « officiels » que nous menons à ce propos, à tel point que ceux d’entre nous qui connaissent un tant soit peu la réalité des pays de l’Est pour y avoir séjourné évitent de se mêler de ces querelles talmudistes : ils n’en voient ni l’objet, ni la portée.
La première chose que nous ignorons superbement, c’est que notre rapport au stalinisme a changé. Nos « acquis » charrient toute une série de réflexes et d’automatismes vis-à-vis du stalinisme qui retardent de quelques décennies sur le cours de l’histoire. Nous continuons à parler du « stalinisme » et des « staliniens » comme si le stalinisme, comme figure historique, présentant, comme dit Lukacs, cette « cohérence » et cette « universalité » si fortes, continuait d’exister. Nous parlons encore de la « trahison » des staliniens, comme en 1936 ou en 1945, de la même façon que nous continuons à chevaucher le dinosaure de l’« État ouvrier dégénéré ». Bref, tout se passe comme si nous n’avions pas compris que le stalinisme, comme figure historique, est mort et enterré et qu’il faut de tous autres instruments conceptuels pour penser le post-stalinisme. Hannah Arendt l’avait bien compris, elle, qui disait que si la notion de totalitarisme permettait d’analyser les traits essentiels du système et du régime staliniens, il fallait renoncer à employer cette catégorie pour saisir le « spécifique » du khrouchtchévisme. De la même façon, Lukacs qui, intellectuellement parlant, ne déstalinisa jamais jusqu’au bout, affirmait néanmoins à la fin de sa vie que c’est en termes de discontinuité, d’une discontinuité fondamentale qu’il faut envisager le rapport du stalinisme au post-stalinisme. Mais nous, nous continuons à penser comme si nous étions encore en guerre contre le stalinisme, comme si nous étions encore dans un paysage historique où nous disputons la direction du prolétariat mondial à un stalinisme imposteur, pirate de l’« héritage » d’Octobre. C’est absurde, ce stalinisme épique, conquérant, investi d’une puissante légitimité historique n’existe plus, nous ne sommes plus en guerre avec les héritiers du système stalinien pour l’« héritage » d’Octobre, nous sommes leurs adversaires dans le mouvement ouvrier comme nous le sommes d’autres courants – la social-démocratie, notamment. Le paysage historique dans lequel se situait Trotski – où les trotskistes se présentaient comme l’« alternative » stratégique face à la direction stalinienne – n’existe plus. L’histoire a tranché : le stalinisme est mort de mort naturelle. En ce sens, le trotskisme n’a pas constitué une « alternative » historique face au stalinisme et Trotski s’est lourdement trompé lorsqu’il annonçait qu’une Seconde Guerre mondiale sonnerait le glas du régime stalinien et permettrait enfin aux trotskistes de faire-valoir leurs droits, face au prolétariat mondial et notamment soviétique, à l’administration de l’« héritage » d’Octobre. Aujourd’hui, nos rapports avec les tenants du post-stalinisme doivent se poser dans des termes tout autres que ceux de cette querelle de légitimité.
Le regard que nous jetons aujourd’hui sur l’univers du stalinisme est lesté de la distance qui nous en sépare. Les terres du post-stalinisme sont habitées par les fantômes du stalinisme, fantômes d’autant plus actifs que la déstalinisation, au sens d’une politique consciente, s’est jouée, en URSS et dans le mouvement communiste international, en farce dilettante. Mais il n’empêche, pour quiconque tente aujourd’hui de la comprendre vraiment, en marxiste, en militant, tente d’en saisir vraiment le spécifique, la cohérence et l’universalité, il se présente de plus en plus comme « un mystère, enveloppé d’une énigme et enfoui dans un secret » – pour reprendre le mot de Churchill. Nous pouvons, bien sûr, nous amuser de son folklore ahurissant, bien plus encore nous indigner de ses horreurs et de ses crimes – mais ce n’est pas cela, comprendre le stalinisme, son formidable dynamisme, sa capacité d’attraction sur fond de politique contre-révolutionnaire, son caractère épique et dérisoire à la fois, le délire de Lyssenko et l’héroïsme des combattants des Brigades internationales, le pacte germano-soviétique et la page d’histoire écrite par les combattants de la MOI dans la Résistance française. Comprendre ce phénomène comme totalité, dans ses articulations et contradictions, c’est une tâche à laquelle nous ferions bien de commencer à nous atteler, plutôt que de nous contenter de rappeler sempiternellement qu’en matière de luttes sans compromis contre le stalinisme, nous avons des titres d’aînesse à faire valoir…
Peut-être serait-il temps que nous prenions acte du fait que, depuis le milieu des années soixante-dix, le champ idéologique a profondément changé en France. À nous contenter de proclamer inlassablement que nous sommes, aujourd’hui comme hier, « les pires ennemis de la bureaucratie stalinienne », nous risquons fort de n’être que des chevau-légers de ces nouveaux bataillons de guerre froide qui se mobilisent sous le drapeau de l’« antitotalitarisme ». Tout nous sépare de la bureaucratie soviétique et des directions réformistes des partis communistes occidentaux, mais l’antagonisme qui nous oppose à eux est aujourd’hui bien différent de la guerre qui opposait trotskistes et staliniens dans les années trente, quarante ou cinquante. Nous ne disputons pas à Gorbatchev la direction de l’Union soviétique comme Trotski la disputait à Staline ; les post-staliniens n’assassinent pas les trotskistes ; les PC occidentaux ne sont plus ces énormes blocs de puissance et de légitimité compactes dont nous constituions les rivaux nains, ils vacillent et s’étiolent dans certains pays à un tel point que ce changement d’ordre de grandeur et de rapport de forces transforme profondément le type de relations que nous avons avec eux, la forme même du conflit qui nous oppose à eux. C’est par exemple sans trop de complexes d’infériorité que nous pouvons prendre langue avec les « rénovateurs » du PCF.
Dans l’ambiance idéologique du moment, il est une question à laquelle nous devons répondre en toute clarté, question obsessionnelle et discriminante pour toute l’intelligentsia et la « gauche » françaises : oui ou non la « politique de puissance », l’« expansionnisme », bref le dynamisme « totalitaire » du bloc soviétique constituent-ils aujourd’hui le principal danger qui menace la paix (toute relative) que connaissent le monde et la culture humaine ? Plus que jamais et d’une manière totalement explicite, nous devons savoir ici aller totalement à contre-courant des consensus dominants et répondre : non ! Pour nous, cette réponse n’implique pas seulement que nous nous engagions de toutes nos forces aux côtés du Nicaragua révolutionnaire, que nous descendions dans la rue pour dénoncer le bombardement de Tripoli, que nous stigmatisions la politique de guerre froide et l’impeccable continuité de la stratégie de l’impérialisme français. Cela signifie que nous nous prémunissions contre toute forme de contamination par l’idéologie belliciste et sécuritaire de l’« antitotalitarisme », que nous placions ici la clarté idéologique et l’indépendance politique au poste de commande : nous sommes contre la présence soviétique en Afghanistan – mais pour de tout autres raisons que Madame Carrère d’Encausse ; nous sommes pour l’évacuation des troupes soviétiques de Tchécoslovaquie – mais pour de tout autres raisons que la grande majorité des activistes et sympathisants de l’opposition tchécoslovaque ; nous sommes d’irréductibles adversaires de Jaruzelski – mais pour de tout autres raisons que l’immense majorité de ceux qui le combattent aujourd’hui, avec l’abnégation que l’on sait, dans la clandestinité polonaise ; nous sommes pour le droit de Sakharov à vivre où bon lui semble – mais nous sommes ses adversaires politiques ; notre vision du monde, notre perception des luttes de classes à l’échelle internationale et notre stratégie s’opposent aux représentations et aux partis pris politiques de la quasi-totalité des dissidents des pays de l’Est émigrés en Occident. Et lorsque l’« affaire Manouchian » fournit au ban et à l’arrière-ban du gotha « antitotalitaire » de faire jouer la fibre d’un anticommunisme sans rivage, il est un peu déconcertant de voir certains de nos amis très chers nager vigoureusement dans le sens du courant…
Éric Laurent : Notre problématique de l’URSS, telle qu’elle est posée dans La Révolution trahie, est une vision essentiellement négative : on a un fil conducteur qui est l’antistalinisme, la dénonciation de la trahison de la bureaucratie. Cette problématique de la trahison est utilisée comme un fil conducteur qui souvent permet d’éviter d’entrer dans le détail. Aujourd’hui, cette démarche me paraît insuffisante pour l’analyse des pays de l’Est.
Pour reprendre le problème des discontinuités introduit par Alain, dans notre perspective, la discontinuité c’est la fin des années vingt avec la contre-révolution bureaucratique. Cela nous a permis de désigner une fois pour toutes les bons et les méchants, y compris dans l’URSS d’aujourd’hui, où l’on a d’un côté les bons (« nous » – les ouvriers) face aux mauvais (« eux » – les bureaucrates dirigeants). Alain l’a dit, il y a une autre discontinuité importante, celle entre le stalinisme et ce qu’il appelle le post-stalinisme. Par ailleurs, chez des historiens comme Moshe Lewin ou Cohen, il y a une énorme insistance sur la nécessité d’un retour aux années trente, qui ne sont pas seulement les années de la Grande Terreur. Ils pensent que c’est pendant ces années-là qu’ont eu lieu les transformations en profondeur qui marquent encore aujourd’hui la société.
La vision que propose Trotski des années trente est un peu trop dualiste : d’un côté, il y a l’énorme bond économique avec le début des plans quinquennaux, qui témoigne à sa façon des acquis considérables du socialisme ; de l’autre, il y a la bureaucratie et sa pratique de perversion du système. Certes, le phénomène stalinien dans les années trente, c’est à la fois quelque chose qui bouge, notamment sur le plan économique, et quelque chose d’extrêmement brutal et réactionnaire sur le plan politique, social, culturel. Mais je ne pense pas que l’on puisse séparer aussi facilement le « positif » du « négatif ». Pour ne prendre qu’un point, on a souvent parlé de l’extrême mobilité sociale qui caractérise cette période, avec le déplacement massif des paysans vers les villes. S’agissait-il réellement d’une promotion sociale ? Un auteur comme Moshe Lewin ne le pense pas, au moins pour ce qui est des paysans envoyés dans les usines. Quant aux rythmes de développement extrêmes, sont-ils un acquis dû aux mérites de la planification ou le résultat d’une industrialisation extrêmement sauvage ?
Daniel Bensaïd : Alain, tu dis que le stalinisme, comme figure historique, est mort et enterré. Et pourtant, sa présence absente est toujours agissante. Il a l’efficacité d’un spectre, qui n’est pas inconsistante ! Tu dis qu’il est « mort de mort naturelle ». Pourtant le poids de cette mort présumée ne cesse de peser sur les vivants ; comme si le cadavre n’en finissait pas de se décomposer et de contaminer le corps vivant du mouvement ouvrier, au point de corrompre ceux qui se présentent encore comme ses plus irréductibles ennemis. Tu crains qu’à poursuivre le combat d’hier dans des termes périmés, l’on finisse par brouiller les cibles d’aujourd’hui et de demain. Il est vrai que certains, tout à la haine de ce qu’ils considèrent leur ennemi principal, capitulent sans gloire devant ce qu’ils prennent à tort pour leur ennemi secondaire (la social-démocratie). Pourtant, il n’y aura pas de victoire possible et de restauration d’un idéal socialiste libérateur, conciliant les impératifs de justice et de démocratie, d’égalité et de liberté, sans que soit crevé l’abcès de ce passé qui domine encore le présent.
La bataille politique des années trente, dont tu évoquais la ligne de fracture, balisée par la notion de « trahison », est historiquement située. Il s’agit de l’actualité immédiate de la révolution. L’histoire y bifurque réellement, tous les ans, ou tous les six mois, devant une série de possibilités ouvertes, qu’il s’agisse des orientations économiques adoptées en URSS, de la montée du nazisme, de la guerre d’Espagne… Les textes de Trotski de l’époque portent la marque de cette spirale de défaites, d’où émerge la probabilité croissante de la catastrophe. La trahison n’intervient donc pas là comme procès d’intention, entre projets politiques à peine ébauchés. Elle se situe par rapport à des affrontements réels et immédiats, dont l’issue détermine durablement l’avenir.
Quand nous parlons de la genèse du stalinisme en termes de continuité et discontinuité, il y a bien évidemment un enjeu polémique. Nous insistons sur la discontinuité par rapport à un courant résolument continuiste (un courant idéologique derrière lequel se manifestent des forces sociales et politiques), qui met l’accent sur l’inéluctabilité de l’enchaînement, de Lénine à Staline, ou de Marx à Staline via Lénine, ou de Rousseau à Staline via Robespierre et Lénine, ou même de Platon à Staline via Hegel, etc. On est en plein délire historique et philosophique, et pourtant, la grosse artillerie médiatique aidant, cela fonctionne.
Nous sommes donc confrontés à une sorte de généalogie du « totalitarisme » contre laquelle il faut rétablir rigoureusement la place des fractures historiques et des ruptures sociales. Nous le faisons en amont de l’avènement stalinien, en marquant avec force le fait écrasant d’une véritable contre-révolution bureaucratique, qui pèse de tout le poids, non des mots, mais de bouleversements sociaux colossaux : la rupture de la fin des années vingt, les convulsions de la collectivisation forcée, les purges et les procès, les modifications qualitatives des rapports entre l’État et la société, le parti et les masses, la direction et le parti…
La même méthode devrait-elle nous conduire à insister aussi sur les discontinuités et périodisations à l’aval de l’apogée stalinienne. À distinguer un temps fort du stalinisme, qui ferait réellement système, et un après, hybride et éclectique ?
Il existe certes des discontinuités patentes, du point de vue de l’organisation interne de la société, du rôle de la couche bureaucratique, de certains mécanismes du régime, de sa politique internationale… Même le paradigme de l’isolement international, qui a joué un rôle décisif dans la genèse du système, ne joue plus de la même façon. Mais ces discontinuités n’opèrent pas toutes sur le même plan. Elles n’effacent pas le traumatisme originel, qui est un des grands tournants dans l’histoire du siècle : le moment où l’horizon si longtemps rêvé du socialisme et de ses promesses se trouve soudainement durablement obscurci.
Il faut donc continuer à insister sur la discontinuité. C’est important aussi bien du point de vue des tâches que d’une compréhension rationnelle des grands événements du siècle. Ainsi, quand tu dis qu’on n’est plus en guerre sous la même forme… Oui et non. Les années trente demeurent un grand point de départ, dans les lignes de force et les découpages qui traversent encore le mouvement ouvrier. Depuis, l’éventail s’est considérablement compliqué. Entre sociaux-démocrates, staliniens et marxistes révolutionnaires, il y a des pôles intermédiaires qui reposent aussi sur des forces matérielles. Par exemple, en Amérique latine, il faut prendre en compte le poids des courants populistes, mais surtout de la présence vivante, depuis un quart de siècle, de la révolution cubaine, dont la dynamique révolutionnaire a été relayée par celle de la révolution nicaraguayenne. On ne peut traiter un parti communiste comme le Parti communiste salvadorien et son secrétaire général Shafik Handal, pourtant profondément marqués par l’origine et l’éducation stalinienne, indépendamment de cet environnement, comme de simples produits de la matrice stalinienne. C’est politiquement inopérant.
Il faut donc avancer, mais sans brouiller les origines. L’identification du système stalinien renvoie nécessairement à celle de l’Opposition de gauche, puis du trotskisme, comme alternative historique. Ici, on est obligé de distinguer deux problèmes. Du point de vue des lignes de force historiques, stratégiques, je dirais même d’un système de valeurs, notre héritage demeure la référence nécessaire pour fonder une alternative, au sens radical du terme, une négation et un dépassement du stalinisme. À la racine, l’Opposition de gauche reste le point d’ancrage sans lequel l’histoire du siècle deviendrait délirante et inintelligible, en termes marxistes de lutte des classes.
Maintenant, en tant qu’alternative politique pratique, en tant que direction de rechange au sens le plus direct et précis du terme, il y avait dans les années trente une lutte immédiate, acharnée, une lutte de légitimité dont les références étaient immédiates. Quinze ans, à l’échelle de l’histoire, ce n’est rien. Octobre était moins loin dans le temps que Mai 68 pour nous ! Il faut l’imaginer. Il s’agit donc alors d’une bataille pour l’héritage, au sens positif du terme, de la Révolution russe et de l’Internationale communiste. On ne pourrait d’ailleurs pas comprendre sans cela les conditions de fondation de la IVe Internationale. Si l’on se contentait d’un recensement organisationnel des forces entre 1933 et 1938, la prétention à en faire une direction alternative serait dérisoire, mais il faut prendre en compte l’existence des traditions révolutionnaires encore vivantes, aussi bien dans les partis communistes que socialistes, et surtout le fait que la référence à la Révolution russe joue à plein, sans discontinuité de génération.
Ce qui me frappe, à la lecture des débats des années trente, c’est que la contradiction est fortement posée d’emblée. Avant 1933, Trotski ne cesse de polémiquer avec des courants ou des militants voulant abandonner à leur sort les PC en voie de stalinisation, certains déjà fortement bureaucratisés et groupusculaires. Lui maintient ferme l’idée : non, on continue sur la ligne du redressement, tant que de grands événements historiques n’auront pas vérifié de manière irréfutable la faillite de la IIIe Internationale, comme août 1914 avait vérifié la faillite de la seconde. À titre d’exemple, il envisage même deux hypothèses pouvant servir de test. La première, c’est la restauration du capitalisme en URSS, et la seconde, qui va se produire un an plus tard, c’est la victoire du nazisme en Allemagne. Il est intéressant de souligner qu’à ce moment-là (1932), alors que la collectivisation forcée est largement engagée, il n’envisage guère d’autre horizon pour l’URSS que la « restauration révolutionnaire » ou la « restauration capitaliste ». D’ailleurs, il n’arrive pas encore à dissocier le sort de l’État soviétique du sort de l’Internationale communiste : l’effondrement de l’un devrait sanctionner presque simultanément la faillite de l’autre, et vice-versa.
Il faudra de nouvelles expériences et du temps pour les dissocier. Pour concilier la nécessité d’une nouvelle Internationale et la défense de l’URSS, de ce qu’elle incarne d’acquis révolutionnaires malgré le cancer bureaucratique qui la ronge. C’est une idée qui n’est travaillée à fond que postérieurement à 1933, avec la rédaction de La Révolution trahie et des textes qui précèdent, avec la reprise de la réflexion sur les notions de « Thermidor » et de « bonapartisme » (qui mettent l’accent sur la spécificité de l’instance politique), avec la formulation de la notion de révolution politique, qui n’apparaissait pas encore dans les onze points programmatiques de l’Opposition de gauche en 1933.
Il y avait bien là une énigme stratégique, qui n’est finalement résolue que par l’analyse détaillée de la contre-révolution bureaucratique, la nécessité d’une révolution politique, la conciliation entre la défense de l’URSS et la lutte à mort contre la bureaucratie, au prix de tâtonnements et d’espoirs laissés entrouverts, au moins jusqu’à l’assassinat de Kirov.
Par rapport à tout cela, la métaphore dont tu parlais, celle de la « tumeur » sur un corps sain, de l’excroissance parasitaire, etc., elle existe. On peut la comprendre conjoncturellement. Mais le fait est qu’elle a nourri (et peut-être en partie bloqué) le type de discussion que nous avons sur la bureaucratie : ou bien c’est une caste (ce qui sous-entend quelque chose d’inconsistant, une sorte de parasite à gratter), ou bien c’est une classe avec tous ses attributs historiques, et l’on se retrouve en terrain connu…
Pourtant, il n’y a évidence ni d’un côté ni de l’autre. Au-delà de l’image analogique, qu’est-ce qu’une caste ? Trotski ne prend pas la peine de la définir précisément. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que, dans les sociétés de castes étudiées depuis, le système social n’est ni instable ni inconsistant ! Et si on parle de classe, alors, il faut encore en préciser le contenu à partir des déterminations algébriques léguées par Marx et qui font depuis l’objet d’un abondant débat entre marxistes, sans même parler des autres. Ce débat antinomique classe/caste est un peu stérile. À la limite, on ne sait plus très bien de quoi on discute. On peut même soupçonner que cette querelle sert de substitut à la nécessité d’études concrètes et circonstanciées sur l’évolution des groupes sociaux, le rapport de la bureaucratie à une société qu’elle a peut-être façonnée mais qui existe, l’articulation spécifique de l’État et de la société.
Entre histoire et mémoire
A.B. : À mon avis, il serait temps que nous apprenions, dans notre approche du stalinisme, à nous approprier ce que certains tenants de la « nouvelle histoire » appellent les « nouveaux territoires » de l’historiographie. Un premier impératif serait de faire une distinction entre mentalités staliniennes et idéologie(s) du stalinisme, une seconde serait de réfléchir à la distinction qu’opère Pierre Nora (dans son livre sur Les Lieux de mémoire) entre mémoire et histoire.
Dans le stalinisme, mentalités et idéologie se recoupent mais ne se superposent absolument pas. Il suffit pour s’en persuader de lire quelques-unes des dizaines d’autobiographies d’anciens militants, cadres et dirigeants du mouvement stalinien qui sont disponibles sur le marché. Dans les mentalités staliniennes s’incorporent, se combinent et agissent toutes sortes d’éléments disparates relevant aussi bien du matériau culturel le plus « inerte », le plus archaïque, que de l’effet de séismes historiques, sociaux, inscrits dans la modernité la plus extrême – les mentalités de militants staliniens juifs originaires d’Europe orientale fournissant, de ce point de vue, un excellent matériel d’étude. Pour dire les choses cursivement, toute l’énigme du stalinisme tient à ce que sa politique globalement contre-révolutionnaire, avec les constructions idéologiques qui l’accompagnent, fait fonds sur des mentalités militantes dominées par le sentiment ou la sensation de l’histoire en mouvement, par une perception messianique de l’avenir, un souffle épique, un héroïsme révolutionnaire, une forte charge d’utopisme révolutionnaire. Des milliers de militants staliniens parfaitement orthodoxes venus des quatre coins du monde sont allés se faire tuer en Espagne pour défendre une quasi-république bourgeoise à laquelle ne les attachait aucune affinité historique préalable. C’est là, par exemple, qu’il faut tenter de penser le mystère du stalinisme et la complexe articulation entre politique, idéologique et « mental » qu’il met en place.
Dans le livre que j’évoquais plus haut, Nora écrit que « la mémoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants et, à ce titre, elle est en évolution permanente, ouverte à la dialectique du souvenir et de l’amnésie, inconsciente de ses déformations successives, vulnérables à toutes les utilisations et manipulations, susceptible de longues latences et de soudaines revitalisations ». L’histoire est par contre, pour lui, « la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus ». Et il ajoute encore : « La mémoire et un phénomène toujours actuel, un lieu vécu au présent éternel, l’histoire, une représentation du passé […]. La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l’histoire l’en débusque, elle prosaïse toujours. »
Notre problème, à nous autres trotskistes, est que nous ne cessons d’écrire l’histoire du stalinisme avec notre mémoire du stalinisme, c’est-à-dire avec le souvenir des camarades fusillés, liquidés, insultés, avec la mémoire encore vivante ou transmise des grandes trahisons et des faillites du « chef génial » et de ses séides. Comment notre mémoire-histoire du stalinisme ne serait-elle pas chargée de ressentiment, de haine et d’émotions ? Dans un « groupe », dans une « communauté » comme la nôtre, qui s’inscrit en faux contre les consensus dominants, le souvenir, le sentiment de l’« héritage » jouent un rôle d’autolégitimation et d’autodéfinition particulièrement important. Mais il n’empêche : la mémoire, ce n’est pas l’histoire. On le voit assez à s’affliger de la manière dont d’anciens cadres staliniens repentis métamorphosés en historiens (Annie Kriegel, Philippe Robrieux…) écrivent l’histoire du stalinisme avec leurs ressentiments, leurs deuils et leurs hontes rentrées – ou plutôt projetées sur l’« autre ». D’aussi affligeants retournements qui grèvent tout le travail historiographique nous sont bien sûr épargnés, mais notre perception du stalinisme comme figure de l’histoire demeure frappée du sceau de cette interminable guerre que nous avons livrée au stalinisme. Évoquer la disparition héroïque du militantisme stalinien, c’est assurément blasphémer, dans nos rangs. Mais il y a plus grave : si l’on veut comprendre d’où le stalinisme a tiré sa force et son dynamisme, il faut renoncer à tout expliquer par la terreur, l’embrigadement, le dogmatisme, pour, inévitablement, réfléchir sur la notion de consensus. De quelle matière étaient faits les consensus qui ont permis à Staline de faire passer l’Union soviétique en trois décennies « de l’araire à la pile atomique » – comme dit Isaac Deutscher ? De quelle matière était fait le militant communiste polonais qui, en dépit de la dissolution de son parti en 1938, de la liquidation à Moscou de ses dirigeants, des effets sur la terre polonaise du pacte germano-soviétique, est néanmoins aux avant-postes de la lutte antifasciste pendant la guerre puis retourne « construire le socialisme » à Varsovie après 1945 ? Ce sont des questions que nous ne nous sommes guère posées jusqu’alors. Peut-être serait-il temps que nous commencions à nous les poser, au-delà des incantations de la mémoire, comme des questions d’histoire…
Nous autres, trotskistes, sommes une variété de peuplade amazonienne ou mélanésienne en ce sens que nous vivons dans le présent éternel de nos traditions et représentations. Mais le temps historique qui nous porte n’est pas celui qu’étudièrent Margarete Mead et Claude Lévy-Strauss. Le cours accéléré de l’histoire contemporaine produit des ruptures et des facteurs de discontinuité qui accusent l’inertie des traditions – les fameux « acquis ». En voici un exemple : ce qui faisait la force de l’analyse du stalinisme élaborée par Trotski, c’était ce que j’appellerai sa parfaite homogénéité : d’un même mouvement, elle permettrait de comprendre ce qu’il désignait comme la dégénérescence bureaucratique de l’URSS et l’ensemble des variantes de la trahison ou l’abandon des perspectives révolutionnaires par les partis communistes du monde capitaliste. C’était exactement la même chose, le même phénomène que l’analyse de Trotski permettait d’éclairer « du point de vue de la totalité ».
Le problème est qu’aujourd’hui ce schéma d’une superbe élégance a subi une forte déperdition de sens. Pour de multiples raisons dont je ne mentionnerai que les plus évidentes. D’une part, analyser l’état actuel de l’URSS, des pays du « socialisme réel » sous le seul angle de la « dégénérescence », c’est-à-dire en les examinant du promontoire de la révolution d’Octobre, c’est un peu court – et pour tout dire passablement paresseux. C’est sur la durée des régimes bureaucratiques de l’Est, sur leur spécificité tant en termes de mode de domination politique, d’organisation sociale que de « mode de production » qu’il convient avant tout de nous interroger aujourd’hui. Qu’est-ce que ces hybrides étranges, à quoi tient leur relative mais réelle stabilité – ou du moins leur évidente capacité de résistance tant à la confrontation permanente avec le monde capitaliste qu’aux conflits qui s’y enracinent et s’y reproduisent inlassablement ? Comment s’y combinent immobilisme et dynamisme social, politique et économique ? Ici, à l’évidence, nous pensons une réalité compacte, difficile d’accès en termes obsolètes et remplaçons bien souvent le patient travail de déchiffrement des hiéroglyphes par le wishful thinking.
Il en va de même lorsque nous abordons aujourd’hui les problèmes soulevés par la crise de partis comme le PCE ou le PCF. Ici, la litanie de la « trahison » n’explique plus rien, ces partis étant ce qu’ils sont, des partis réformistes post-staliniens. La vraie question serait plutôt : pourquoi s’enfoncent-ils dans le marais au rythme même où prospèrent leurs concurrents sociaux-démocrates ? Le Trotski du Programme de transition voyait dans les partis et la direction staliniens ce « facteur subjectif » défaillant d’où provient tout le mal, emblème de la « crise de l’humanité ». Aujourd’hui, la crise d’un parti comme le PCF n’est guère qu’un des multiples aspects d’une crise économique, sociale, culturelle dont le mouvement post-stalinien en déréliction est depuis longtemps devenu pur objet. Peu importe, à la limite, les vacillations et égarements, la médiocrité de la ligne Marchais. C’est bien plus en profondeur que le mort saisit le vif, que s’effrite et se disperse la culture communiste, que se brouille le discours du PCF, que se déchire le tissu social de son électorat. Et puis, bien sûr, cette crise ne marche pas au même pas, n’obéit pas à la même causalité structurelle que les facteurs de crise qui affectent les pays du « socialisme réel » – même si rencontres et combinaisons sont fréquentes – à propos de l’Afghanistan ou de la Pologne par exemple. La grille d’interprétation proposée par Trotski ne nous fournit plus la clé de la crise du mouvement ouvrier international et du « socialisme réel ». Il nous faut apprendre à penser une dialectique infiniment plus complexe de l’une et de l’autre…
D.B. : Il y a en effet une explication unifiante, une espèce de mouvement international de la trahison stalinienne. Mais il y a derrière un facteur qui unifie réellement le facteur historique, aussi longtemps que la Révolution russe fonctionne comme référence et orthodoxie révolutionnaire. Après, il y a Trotski et notion de « crise de direction ».
Pour lui, du point de vue de la révolution mondiale, il y a effectivement trahison. J’insiste : son jugement ne part pas de la trahison en détail, au coup par coup, quotidienne si l’on veut, mais d’un point de vue d’ensemble, celui de la révolution mondiale. Cette trahison majeure a des manifestations et des prolongements qu’on ne cesse de découvrir : l’Espagne, la Grèce, et même au Moyen-Orient, en Amérique latine…
Mais, en même temps, ce mouvement communiste n’est pas fondu dès les années trente uniformément, de façon simultanée et instantanée, au moule stalinien. C’est un problème sur lequel nous avons, je crois, réagi correctement, en refusant de sacrifier l’histoire concrète à la mythologie, en essayant de comprendre les cas concrets au lieu de déduire de la matrice stalinienne une sorte de nature métaphysique, égale pour tous les partis communistes.
De plus, on ne peut pas, quand on parle de dégénérescence, se contenter de raisonner par analogie. Il n’y a pas de symétrie entre la dégénérescence de la IIe Internationale (par un processus d’intégration à l’État bourgeois, de corruption parlementaire, etc.) et la dégénérescence bureaucratique de la IIIe Internationale (liée à la contre-révolution bureaucratique en URSS). Cette dégénérescence coïncide pour nombre de partis communistes avec l’onde de choc de la troisième période. C’est le moment même où ces partis continuent à gagner une part importante des militants ouvriers les plus combatifs et décidés, souvent dans l’illégalité. C’est ce que Deutscher appelle « l’héroïsme bureaucratisé » du Komintern. Au-delà de la faillite de 1933, cette contradiction-là continue donc à peser terriblement, y compris dans une certaine mesure en URSS.
Il y a donc un processus bien réel de stalinisation, articulé sur des histoires nationales, qui fait la spécificité du PC yougoslave, du PC chinois, du PC vietnamien… Dans chaque cas, il faut étudier le rapport particulier entre un processus historique de dégénérescence et de subordination à un appareil international, à une ligne politique et diplomatique, et des formes et fractures liées à une histoire propre, à des luttes, des conflits internes de direction, qui se sont soldés en Europe par des victoires de l’appareil stalinien, bien que sous des formes différentes et à des degrés inégaux selon les pays.
La notion de crise de direction s’appliquait au sens strict, tant que l’impulsion donnée par la Révolution russe continuait à agir directement sur un mouvement ouvrier aspiré par son élan révolutionnaire, et dévoyé par une direction traîtresse émanant de la bureaucratisation de l’URSS. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à un problème de reconstruction plus vaste, où il ne s’agit plus seulement de chasser une mauvaise direction faillie pour mettre à sa place un nouvel attelage intact. Il s’agit de reconstituer dans sa profondeur le tissu social et culturel du mouvement ouvrier. Nous sommes typiquement dans une phase de transition, de déjà-plus (les anciennes références n’opèrent plus en transmission directe) et de pas-encore (les nouvelles références ne sont pas trouvées) ; donc à une étape de dispersion, mais aussi de gestation, de tâtonnements.
E.L. : Tu disais tout à l’heure que la problématique de Trotski est avant tout celle de la restauration du capitalisme. Je crois que là encore cela a donné lieu à des crispations : par exemple, l’article publié dans Quatrième Internationale à la fin des années cinquante à propos de la vente des machines agricoles aux kolkhozes, où l’on s’interrogeait longuement pour savoir s’il s’agissait d’un pas vers la restauration.
Pour revenir à la fin des années vingt, je pense qu’il faut reprendre le problème de ce qu’a signifié la dékoulakisation : en quoi y avait-il une dynamique restaurationniste ? Est-ce que le marché représentait réellement un danger à un moment donné sous la NEP ? Est-ce que les koulaks représentaient effectivement un danger pour le socialisme – thèse que reprend Trotski ?
La manière dont l’industrialisation s’est produite a consisté à trancher de façon extrêmement brutale, comme si la seule alternative était : socialisme ou restauration du capitalisme. Ce qui semble en jeu en fait à l’époque, c’est beaucoup plus une discussion sur les rythmes et les modes de développement. Il est intéressant de noter que pour beaucoup d’auteurs, et en premier lieu Cohen, le débat était – et on en trouve encore une trace dans les débats actuels en URSS – entre la ligne Staline et la ligne Boukharine.
D.B. : Lewin dit même que le prétexte du danger koulak a largement fonctionné de façon politique et symbolique. Pour lui, le véritable problème social était bien davantage celui de la moyenne et de la petite paysannerie : ce n’est pas tellement celui d’une bourgeoisie agraire cossue qui accumulerait du capital, mais plutôt celui de la maîtrise d’une production agricole reposant sur une masse de petits et moyens paysans. L’affaire n’est pas sans importance. En effet, à passer trop superficiellement sur les contradictions réelles de la NEP, certains, y compris parmi nous, en viennent presque à considérer que le véritable acte de naissance de l’État ouvrier, c’est la collectivisation forcée. Paradoxalement, c’est le stalinisme du début des années trente qui deviendrait alors le critère du triomphe définitif de la révolution du point de vue social, la victoire politique de la révolution restant dans le domaine de l’aléatoire.
À ce propos, Stephen Cohen souligne que, pour lui, la véritable opposition ne sépare pas Staline et Trotski, d’un côté, les tenants de la NEP, de l’autre, mais qu’il y avait plusieurs options possibles à partir d’un tronc commun de la NEP : sur la politique des prix, les rythmes d’industrialisation, la gestion des coopératives agricoles. Donc des options différentes à partir d’un débat stratégique réel sur la transition. Le véritable basculement, ce serait donc la collectivisation avec toutes ses implications : l’encadrement social, les passeports intérieurs, le contrôle des flux de main-d’œuvre et de la discipline de travail. L’intervention étatique et la terreur apparaissent dès lors fonctionnellement liées à la forme que prend cette mutation sociale-là.
Une remarque à propos de la NEP, qui est peu discutée dans les débats en France. Ailleurs, c’est une question et un repère important. Il semble qu’en Chine, derrière les questions posées par les réformes en cours, il y ait un retour critique sur les débats des années vingt. Les difficultés de la transition au Nicaragua et à Cuba réactivent ces mêmes débats en Amérique latine. Il n’y a bien sûr aucune commune mesure entre le Nicaragua et l’URSS, mais on va puiser dans le fonds historique commun du mouvement ouvrier pour discuter des rythmes et modalités d’industrialisation ou de collectivisation de l’agriculture. En ce qui nous concerne, nous avons trop tendance à n’aborder ces questions que de seconde main, à travers les seules critiques de Trotski et de l’Opposition de gauche. Or, il serait utile de reprendre les positions de l’ensemble des protagonistes, d’autant plus que si les positions pro-boukhariniennes sont pratiquement inexistantes en France, elles existent aussi bien en Italie que dans les pays anglo-saxons.
Années vingt, années trente
A.B. : Dans la situation de guerre qui nous opposait au stalinisme, à la « contre-révolution bureaucratique », au « tournant obscur » des années trente, nous avons été amenés à opposer radicalement – concernant notre vision de l’histoire et de la société soviétiques – les années vingt aux années trente. Dans cette perspective, les années vingt fonctionnaient comme un modèle politique intangible, un promontoire d’où l’on examinait le cours de l’histoire ultérieure, une source à laquelle il fallait retourner pour que l’histoire retombe sur ses pieds et que l’humanité résolve « sa » crise. Quand je dis les années vingt, je veux dire, bien sûr, Octobre et ses suites, les premières années de pouvoir soviétique, jusqu’à la défaite politique de Trotski, disons. Les années trente, elles, fonctionnaient comme repoussoir, figurant, dans la dialectique de l’histoire, comme un moment de régression politique, de chute dans l’obscurantisme et la barbarie, de rechute dans l’« ancien », dans une certaine mesure.
J’ajouterai que notre génération – celle de 1968 – a donné une coloration particulière à cette opposition. Nous avons forgé une image des années vingt, les « fameuses années Vingt », comme dit Adorno de manière sarcastique, qui en sélectionnait les aspects les plus messianiques, utopistes, bref ce qui correspondait le mieux à notre « sentiment du monde » du moment (dans l’avant et l’après-Mai 68), notamment, bien sûr, tout ce qui tournait autour de la « révolution du mode de vie ». Nous n’étions évidemment pas les seuls à nous baigner dans cette source à cette époque, les livres d’Anatole Kopp, ceux de Kollontaï, de Vera Schmidt s’étalaient aux devantures des librairies, sans oublier Maïakovski et les inévitables Questions du mode de vie de Trotski. C’était cet aspect – le plus « facile », il faut bien le dire –, des années vingt qui nous fascinait, bien plus que les grands débats économiques du communisme de guerre et de la NEP, l’institutionnalisation des soviets ou des questions politiques épineuses comme la dissolution de la Constituante ou la suppression de tous les partis autres que le Parti bolchevique dès les premières années de la révolution. Nous avons construit des schémas taillés sur mesure de ces « fameuses années Vingt », des schémas héroïques qui stimulaient notre flamme révolutionnaire et affermissaient notre sensation de « l’actualité de la révolution ». Mais nous n’avons pas étudié sérieusement, par contre, à cette époque, l’état réel de la société soviétique, les rapports entre les classes, les mentalités, et pas davantage le fonctionnement des institutions de l’État soviétique, leur évolution – notamment celle des soviets. C’est pourquoi nous sommes tombés d’assez haut lorsqu’ont été publiés deux petits livres qui, pourtant, ne comportent pas des révélations sensationnelles, celui de Marc Ferro, Des soviets au communisme bureaucratique, et celui de Nicolas Werth, Être communiste en URSS sous Staline, mais qui éclairent une face de la réalité soviétique des années vingt que nous avions préféré ignorer : l’arriération, la « saisie » de la société par l’État, etc. L’image passablement mythique – et mystique – des années vingt que nous avions construite dans l’ambiance incandescente de la fin des années soixante et du début des années soixante-dix sélectionnait ce qui berçait nos rêves et nos projections utopiques : architecture utopique, communautés de vie, émancipation des femmes, pédagogie expérimentale, bref toute une dimension fortement teintée d’une coloration libertaire qui, par ailleurs, faisait bon ménage avec un « ultrabolchevisme » dont il faudra bien un jour analyser l’« impensé »…
De la même façon, nous sélectionnions dans les années trente tout ce qui pouvait fonctionner comme repoussoir absolu, l’assassinat de l’Utopie, le retour à la realpolitik, à l’autoritarisme, au conservatisme familial, au nationalisme, la militarisation du travail et – puisque nous ne craignions pas de tout mélanger – le suicide de Maïakovsky. Ici encore, le matériel historique sur lequel nous nous appuyions était extraordinairement limité : les textes de Trotski, bien sûr, les romans de Victor Serge – pas beaucoup plus. La société soviétique des années trente était pour nous une inconnue à peu près complète, nous ne soupçonnions pas que la collectivisation des années 1929-1932 fut avant tout un génocide, nous percevions l’industrialisation à travers le cliché de la militarisation du travail et, pour ce qui est de la culture stalinienne, la liquidation de Babel, Pilniak, Mandelstam et le ridicule des romans réalistes socialistes nous constituaient un bagage léger mais suffisant. Sur quel type de mentalités, de comportements sociaux, de conflits et de consensus faisait fonds la politique stalinienne, la « construction du socialisme dans un seul pays » – nous n’en avions au fond aucune idée. Surtout, notre lecture de cette réalité était politiste, hyperpolitique, guidée par les enjeux stratégiques de la guerre qui avait opposé Trotski et ses camarades aux staliniens. Nous plaquions sur le social, l’idéologique, le mental, des schémas et des critères qui semblaient irréfutables au niveau du politique : à l’abandon de la perspective de la révolution mondiale, à la défaite de l’Opposition de gauche, faisait écho le « thermidor au foyer » ou encore le retour en force de l’idéologie anti-égalitaire dans le champ de la société soviétique. Tout se tenait, la politique, la stratégie, la société, les mentalités staliniennes, tout ceci était parfaitement compact, homogène. Ce schéma était évidemment tout à fait opératoire pour mener le combat « héroïque » que nous livrions alors aux post-staliniens dans l’ambiance survoltée du long printemps soixante-huitard. Le malheur est que dès que l’on entreprend d’étudier d’un peu plus près ce paysage, les articulations du social et du politique, les mentalités de l’époque, on se rend compte que les choses sont un petit peu plus compliquées…
E.L. : L’autre aspect, je l’ai déjà mentionné plus haut, c’est le déplacement massif des paysans vers les villes. Ce mouvement a souvent été présenté comme une promotion sociale et culturelle considérable. Au moins pour ce qui est des paysans devenus ouvriers, il semble que cela n’ait pas été le cas. Moshe Lewin, citant des sources soviétiques, montre que le niveau culturel a chuté de façon radicale dans les années trente. Pour prendre un exemple, un ouvrier à la fin des années trente lit quatre à cinq fois moins qu’en 1928. Lewin parle non pas de prolétarisation des paysans mais au contraire de « paysanisation des villes ». Pour ceux qui se retrouvaient dans les usines, les conditions de vie, de logement, de travail représentaient une véritable régression. La législation du travail extrêmement dure qui se met en place au cours des années trente vise à réprimer toutes les manifestations de refus et de sabotage de la part des paysans devenus ouvriers de force.
Un autre aspect de la mobilité sociale concerne tous ceux qui se sont retrouvés proclamés sur le tas chef, dirigeant d’entreprise et sont chargés de mener tambour battant l’industrialisation. Leur comportement très souvent étroit était à ce point brutal, répressif, que les purges qui les frappaient étaient souvent perçues comme légitimes par les ouvriers.
D.B. : Il y avait au moins trois raisons dans la lecture orientée des années vingt, disons un tantinet idyllique, à laquelle Alain fait référence :
1. Elle était tout d’abord liée, c’est vrai, à une sensibilité particulière, liée à l’expérience de Mai 68, qui cherchait ses antécédents historiques en matière de révolution culturelle ou de transformation du mode de vie.
2. D’autre part, nous trouvions dans l’URSS des années vingt un contre-feu, ou si l’on veut un contre-exemple, plus riche dans son expression théorique, même s’il ne s’agissait au fond que d’expérimentations souvent limitées dans leur champ d’application, par rapport aux élucubrations occidentales autour de la révolution culturelle chinoise, ainsi ramenée à de plus justes proportions.
3. Cela participait enfin d’un retour plus général aux sources révolutionnaires, à une légitimité des origines, en même temps qu’à une redécouverte du léninisme sous Lénine (pour reprendre le titre d’un livre de Marcel Liebman publié alors), par-delà les clichés apologétiques ; ou à une réédition de Trotski, jusque-là confidentielle, dans des collections à grand tirage.
Maintenant, pour être équitable, je ne crois pas que l’on puisse réduire la vision qu’avait la Ligue de l’époque à cette approche « utopique » (même au sens positif du terme) de la Révolution russe. Ce serait très unilatéral. Il y a eu, simultanément, le travail de la commission économique de l’époque, autour de la revue Critique de l’économie politique, de réédition de textes : Trotski certes, mais aussi Boukharine, Roubine… Ce n’est peut-être pas ce qui a le plus marqué collectivement, mais il ne faut pas sous-estimer non plus cet aspect des choses. Par exemple, indépendamment des nombreuses critiques qu’il mérite, j’ai été étonné de redécouvrir, plusieurs années après sa publication, le livre de Dallemagne sur la transition qui tente, à partir d’une relecture favorable de Boukharine, de reconstruire une vision systématique des modalités de la transition, anticipant sur des débats qui n’ont vraiment rebondi dans la IVe Internationale qu’à propos de la révolution nicaraguayenne…
Enfin, si nous connaissons nos classiques (Ma vie, Broué sur le Parti bolchevique, Victor Serge…), le livre de Carr n’était pas encore édité en français, les travaux de Moshe Lewin sur la NEP étaient isolés, et surtout nous avions une lecture désordonnée, peu située historiquement, des brochures de Trotski que nous rééditions sans appareil critique. Or, avec le recul, il apparaît clairement que Trotski butte à propos de ces années vingt sur une réelle difficulté : comment définir et dater précisément cette notion de Thermidor qui a commencé par apparaître de façon analogique et assez vague. Il reconnaît qu’au début, par confusion, elle évoquait l’idée d’une contre-révolution sociale (encore le spectre de la restauration capitaliste…). Quand il réorganise, dans les années trente, sa problématique de la contre-révolution bureaucratique et de la révolution politique, il revient sur le fait que Thermidor, comme processus, a commencé dès 1923-1924, et qu’il traverse toutes les années vingt. Pour lui, les années vingt ne sont pas le versant lumineux opposé au versant sombre des années trente.
Je crois que ce problème de Thermidor était obscurci par l’hypothèse de restauration rapide du capitalisme, et, surtout, lié à cela, l’idée que la bureaucratie était un phénomène éminemment transitoire, voué à une mutation sociale à court terme, c’est-à-dire à la reconstitution d’une classe « classique ». Ces hypothèses de travail, même légitimes, retardaient la perception de la spécificité du phénomène bureaucratique dans les rapports de production, dans les rapports de l’État à la société…
Mais une fois que l’on a repéré dès le début des années vingt l’amorce du processus thermidorien, qu’est-ce qui marque postérieurement sa transformation qualitative, son aboutissement, au point de modifier les tâches et de mettre à l’ordre du jour la révolution politique ? Ici, il semble que Trotski reprenne la question sous un autre angle. Non plus celui des mutations sociales de la société soviétique elle-même, mais celui, directement politique, de l’Internationale communiste et du parti. En effet, le test historique qu’il définit n’est pas interne à la société russe. Il est politique et international : la victoire du nazisme en Allemagne. C’est donc d’abord du point de vue de la perception de la révolution mondiale et de ses épreuves qu’il conclut à la faillite du PC allemand d’abord, puis de l’Internationale communiste en tant que telle, et passe de la ligne du redressement à celle du nouveau parti et de la nouvelle Internationale.
Il semble que le concept de révolution politique n’apparaisse réellement qu’après, comme une sorte de conséquence logique. C’est un concept peu clarifié et peu défini. On peut le vérifier dès que l’on cherche à l’appliquer à d’autres réalités en évolution, à la Yougoslavie, à la Chine, au Vietnam, à Cuba… On butte alors sur une difficulté. Soit la révolution politique s’identifie aux revendications démocratiques antibureaucratiques, et alors elle serait à l’ordre du jour en URSS dès le milieu des années vingt… Soit elle sanctionne un changement qualitatif dans le degré de cristallisation sociale de la bureaucratie, dans son rapport aux masses, mais, dans ce cas, ce saut qualitatif, évoqué globalement comme résultat d’un processus, reste peu précisé par Trotski lui-même. De sorte que l’essentiel des revendications généralement liées à l’idée de révolution politique figure déjà dans la plate-forme de l’opposition de 1927-1928, à l’exception, si je me souviens bien, d’une – il est vrai non secondaire –, celle de la pluralité des partis.
L’un des rares points qui marque donc une différence entre le programme de 1929 et celui de 1936 est celui concernant le parti unique. En 1927, son principe n’est pas encore remis en question, soit parce qu’il y a eu là-dessus un compromis entre les composantes de l’opposition ; soit parce que la question n’est pas encore claire au sein même de l’opposition : sur la diversité qui traverse la société, sur la critique d’un système de représentation qui suppose une homogénéité d’intérêts de la classe ouvrière et une adéquation de l’État à la classe.
Entre les années vingt et les années trente, il y a donc à la fois, selon les niveaux que l’on considère, des traits de continuité et des ruptures, le tout au sein d’une formidable cassure qui embrasse le tout : le bouleversement qui secoue la société soviétique entre la Première et la Seconde Guerre mondiale. Faut-il rappeler pour mémoire que ce pays a eu dix à quinze millions de morts pendant la Première Guerre et la guerre civile, une dizaine de millions au début des années trente avec la collectivisation forcée et les grandes famines, puis les purges, et encore près de vingt millions pendant la Seconde Guerre… Environ 20 % de la population ! Peut-on imaginer le choc en profondeur que cela représente pour une société ? Faut-il rappeler que la classe ouvrière industrielle n’a retrouvé qu’en 1929 son poids social d’avant 1914 (et encore marginal), que la population urbaine s’est accrue de trente millions (de 18 % à 33 %) entre 1926 et 1939 (imagine-t-on les conséquences sociales, le gonflement du « secteur informel » dont on parle aujourd’hui dans le tiers-monde ?), que le parti, lui, est passé de quelque vingt mille à plus de trois millions de membres (peut-on encore parler du même parti ?)…
J’ai été aussi frappé par le livre de Grossman, Vie et destin. C’est un anti-Soljenitsyne. Stalingrad y figure comme point de repère et moment tournant. On y découvre des acteurs qui ont pu avaler des couleuvres, passer des compromis tout au long des années trente, mais sont restés des communistes dans leurs convictions et leur comportement. Même les purges n’ont pu mettre un point final à l’élan révolutionnaire. À leurs yeux, le chaos épique de Stalingrad desserre l’étreinte de la bureaucratie, modifie le rapport au pouvoir, semble promettre de relancer une dynamique historique bloquée… Et c’est le contraire qui se produit : la victoire scelle le parachèvement de l’État national et corrélativement la consolidation du pouvoir bureaucratique et de son système. Pour Grossman, si l’on veut, le véritable aboutissement de Thermidor, c’est Stalingrad, qui couronne l’État d’une légitimité nationale, et modifie du même coup les rapports de la bureaucratie à l’héritage révolutionnaire.
E.L. : Même dans la littérature, les années trente sont très peu présentes. Certes, il y a l’énorme production de mémoires et de récits des rescapés des camps ; ce sont essentiellement des textes samizdat. Mais à part ça, il ne me semble pas qu’il y ait eu beaucoup de choses. Pour prendre la revue Pamjat, revue d’histoire non officielle, elle a surtout centré son effort sur les années vingt et sur la période qui suit la mort de Staline. En même temps, je pense qu’il doit y avoir des travaux spécialisés. Lewin en cite plusieurs, notamment le livre de Gordon et Alli sur les mentalités ouvrières.
Par contre, du point de vue des débats qui traversent une partie de l’intelligentsia, notamment en ce qui concerne le nationalisme russe, autant il y a, chez les nationalistes, une haine féroce des années vingt assimilées à la révolution, l’avant-gardisme, le cosmopolitisme, bref tout ce qui nie la tradition nationale, autant les années trente sont valorisées en tant que signifiant le retour à la tradition, à l’esprit et aux valeurs nationales.
Un autre point qu’il faut mentionner, c’est l’importance que prend depuis dix ans ce que l’on a appelé la littérature paysanne, et qui se présente comme un discours critique sur la société au nom des valeurs paysannes traditionnelles : le paysan est présenté comme le dernier garant des valeurs humanistes. Et cela doit être relié à un autre point : dans le discours critique sur la société soviétique, si l’on a un discours qui se tient en référence à la paysannerie, si l’on a un discours critique de l’intelligentsia, par contre je ne pense pas qu’il y ait un discours comparable se référant à la classe ouvrière, même si dans quelques textes on peut trouver des éléments épars. Peut-être que l’on cherche mal, et qu’il faudrait aller regarder dans les romans ouvriers, c’est-à-dire écrits par des ouvriers : il s’en publie des dizaines chaque année. Peut-être que là on trouverait des choses.
A.B. : Ce que montre bien le livre de Ferro dont je parlais tout à l’heure et qu’à mon avis nous n’avons jamais compris qu’à moitié, c’est qu’il existe une discontinuité fondamentale entre le rôle des soviets dans la phase qui précède la révolution d’Octobre puis pendant la révolution elle-même et celui qu’ils jouent comme ossature de l’État, de l’organisation administrative dès les origines de l’État soviétique. À vrai dire, les soviets n’ont guère eu le temps de « dégénérer » comme organes de la démocratie sociale, ils ont été d’emblée saisis par l’État et par l’étatisme, ils n’ont pas été à l’échelle de la société soviétique dans son ensemble les vecteurs de l’invention d’une culture démocratique, d’une vie sociale démocratique, mais les instruments de la construction d’un État qui liquidait le passé avec un balai de fer, certes, mais en faisant fonds sur un type de rapports entre le « haut » – ceux qui gouvernent, décident, administrent – et le « bas » – cette société à dominante paysanne – où le poids des héritages, de l’« inertie », l’« archaïsme » russe, « oriental » pour parler comme nos « antitotalitaires » se faisait amplement sentir. Ce n’est donc pas tant que les soviets se vident de leur substance « démocratique » dans un contexte politique défavorable ; c’est surtout qu’ils sont d’emblée, à l’échelle de l’ensemble de la société soviétique, je le répète, le vecteur d’une entrée de cette société dans la modernité sur la voie royale d’un étatisme forcené, dans un contexte donc, où l’État, d’une part, et le sujet social, de l’autre, se font face, où l’État conserve, face à ce sujet, cet éloignement, ce mystère, cette puissance de Moloch. Dans son livre, Nicolas Werth montre bien comment cette aliénation, ce retour de l’« ancien » dans le creuset même de la marche forcée à la modernité de la société soviétique, se manifeste dans les mentalités : conformisme, obéissance, crainte face à tout ce qui incarne cet « ailleurs » de l’État sont des attitudes qui imprègnent largement le champ social de la société soviétique dès les années vingt : « Je suis un travailleur actif, je m’engage à exécuter fermement et sans broncher les ordres du parti, je ferai sans broncher tout ce que le pouvoir me dira de faire » –, voilà le type de profession de foi que l’on relève fréquemment dans les demandes d’adhésion au parti, bien avant le triomphe de la « contre-révolution bureaucratique ». Ferro parle d’« absolutisme populaire » pour désigner cette assimilation, dans les profondeurs du corps social, de la culture étatiste, cette spécificité très énigmatique pour les Occidentaux du rapport à l’État des citoyens soviétiques – et dont la genèse remonte bel et bien aux années vingt et dont la structure continue à agir dans le « socialisme réel »…
D.B. : Ferro dit au fond une chose assez simple : que les conditions de possibilité d’une véritable démocratie soviétique sont par définition éphémères, parce que liées à un moment privilégié d’euphorie révolutionnaire, un seuil maximum d’auto-activité des masses. Il y a probablement eu des réponses simplistes à cet argument, au nom de la mobilisation en permanence.
C’est vrai qu’il existe des politiques et des choix plus ou moins mobilisateurs. Il n’empêche que l’auto-activité n’est pas homogène, toute révolution a connu ses hauts et ses bas, un rythme. Déjà quand Saint-Just constatait que la révolution était « gelée », la répression contre les Enragés et les hébertistes y était probablement pour quelque chose, mais pas seulement.
Donc, le recours à l’idée simplifiée de « mobilisation » comme réponse à tout a pu freiner la nécessité d’une réflexion propre sur l’institution étatique elle-même. Or, il y a de nombreux quiproquos à ce sujet, à commencer par l’opposition antagonique entre démocratie directe et démocratie représentative. Car même avec contrôle et révocabilité des élus, la démocratie directe est tout de même dans une certaine mesure « représentative » dès lors que les élus ne sont pas liés par un mandat impératif, et que des décisions non prévues résultent de leurs délibérations.
Pourtant, dès qu’on admet cette dimension de représentation, elle appelle réflexion et codification institutionnelle ; le pluralisme des représentations appelle un système de responsabilités, de droits et de devoirs, donc un niveau spécifique du juridique. Il serait intéressant et utile à ce propos de faire une histoire critique du droit soviétique. Il n’y a pas que les tenants du dépérissement rapide du droit et de l’État, d’un côté, ceux du renforcement de l’arbitraire étatique et bureaucratique, de l’autre. Entre les deux, il y a tout un éventail de positions qui cherchent à définir la légalité soviétique comme légalité de transition, ses fondements, ses références de classe, son autonomie relative…
Un des problèmes, c’est qu’un petit livre documentaire comme celui de Ferro est tombé au milieu du débat avec les eurocommunistes qui, plutôt que de chercher à discuter les conditions de possibilité d’une démocratie de type soviétique, faisaient feu de tout bois pour réhabiliter la démocratie représentative parlementaire.
A.B. : Je crois qu’il y a une ambiguïté ou une forme de simplification à outrance dans ce que nous désignons couramment comme le « conservatisme stalinien », le « conservatisme bureaucratique » lorsque ces expressions sont appliquées à la société soviétique des années trente et de la Seconde Guerre mondiale. Pour commencer, il ne faut pas oublier que cette « contre-révolution », cette restauration thermidorienne, pour parler dans le vocabulaire de Trotski, est inaugurée par cette monstrueuse révolution par en haut qu’est la collectivisation forcée et qui présente tant de parentés avec la « révolution culturelle » de Mao. Cette révolution par en haut est monstrueuse par ce qu’elle révèle quant à la nature du pouvoir, du régime totalitaire en gestation, mais, d’un autre côté, elle poursuit, dans cette forme prétotalitaire, un travail de rupture, de sécession d’avec le passé russe dont la portée est évidente. J’imagine que ce n’est pas seulement par opportunisme que tant d’anciens cadres et militants de l’Opposition de gauche se sont ralliés au régime dans ces années marquées par la collectivisation forcée et la mise en place du premier plan quinquennal. Drôle de conservatisme, donc qui entre en lice avec ce séisme provoqué par en haut et dont la mémoire de la société soviétique conserve aujourd’hui encore le souvenir ambigu (voir les références qu’on y trouve chez les écrivains « paysanniers » d’aujourd’hui).
Par ailleurs, même si le régime stalinien combat l’« égalitarisme » dès le début des années trente, restaure la dignité de la famille, prend ses distances vis-à-vis du « cosmopolitisme » des années vingt, verrouille le champ politique par le moyen de la terreur – ce serait un contresens complet que d’imaginer la société soviétique des années trente et du début des années quarante comme figée dans une sorte de garde-à-vous terrorisé, pétrifiée dans une idéologie cléricale compacte. Ce serait oublier qu’en même temps que le régime stalinien « restaure », il impulse en permanence un mouvement extrêmement impétueux à cette société, en accélérant même, en un sens, l’irruption dans l’univers de la modernité, en suscitant – avec la poigne de fer et les moyens sanglants qu’on lui connaît – un dynamisme dont les performances industrielles et la capacité à mobiliser cette société pour écraser le nazisme sont les indices les plus patents. Un tel mouvement ne peut aller sans bouleversement ni bouillonnement – le régime stalinien instaure des hiérarchies, mais il en bouscule d’autres, à l’usine, dans les campagnes, dans le parti, il précipite l’un dans les tréfonds de l’univers concentrationnaire et propulse l’autre au sommet de l’échelle, réhabilite la famille patriarcale mais « productivise » les femmes dans l’industrie par millions, fait du petit Pavlik Morozov, qui dénonça ses parents comme « koulaks », un héros, il terrorise l’intelligentsia mais n’empêche néanmoins pas que de très vifs débats d’école mettent aux prises philosophes, linguistes, critiques littéraires soviétiques dans les années trente – bref, la société soviétique des années trente n’est pas ce bloc figé, immobiliste, tout simplement perclus de terreur que nous décrivent certains, elle est surtout un monde en fusion dominé par l’empreinte du pouvoir totalitaire. Donc un univers éminemment contradictoire où coexistent, dans les mentalités et les attitudes sociales, l’archaïque et le moderne épique, où l’héritage d’Octobre et des années vingt est tout à la fois nié et institutionnalisé, embaumé – comme dans les grandes sagas romanesques de Fadéiev et Cholokhov ; où se dresse la véritable rupture d’avec le passé russe, c’est-à-dire où prend forme l’homo sovieticus et cet hybride à rien d’autre semblable que constitue aujourd’hui encore la société soviétique, en même temps que le passé revient en force sous la forme de la divinisation du chef, de l’exaltation du passé russe, de la mise en place de formes d’aliénation et d’exploitation des producteurs qui renvoient à l’aube du système capitaliste…
Dans son roman génial, Vie et destin, Vassili Grossman met parfaitement en scène cette dialectique du conservatisme et du dynamisme dans le stalinisme – lorsqu’il écrivit par exemple que « le bureaucratisme porte en lui deux tendances contraires, il peut arrêter n’importe quel mouvement ou l’accélérer de manière fantastique comme s’il échappait brusquement à l’attraction terrestre ». De la même façon, il montre très bien comment le traumatisme de la collectivisation, des purges, de la terreur n’ont pas, contre toute attente, déraciné tout optimisme historique, voire l’élan messianique, le « principe Espérance » dans le corps social soviétique. Lorsqu’il évoque la bataille de Stalingrad, il revient sans cesse sur l’idée que ceux qui combattaient là, dans les ruines et la froidure, avaient en même temps le sentiment que l’on en était revenu aux temps héroïques de Lénine, que l’air était plus libre, qu’il « n’y avait plus d’État ». On trouve des remarques qui vont absolument dans le même sens, dans les souvenirs de K.S. Karol (Solik) qui vécut en URSS pendant toute la guerre. Mais, d’un autre côté, Grossman mesure parfaitement la portée historique négative de la victoire de Stalingrad : « C’était l’heure de son [Staline] triomphe, il n’avait pas seulement vaincu son ennemi présent, il avait vaincu son passé, l’herbe se fera plus épaisse sur les tombes de 1930 dans les villages, les glaces et les neiges au-delà du cercle polaire resteront silencieuses, il savait mieux que personne au monde que l’on ne juge pas les vainqueurs. » Voilà, je crois que toute la dialectique du stalinisme est saisie dans cette double approche. Le retour d’un certain esprit de l’utopie aux temps heureux du khrouchtchévisme dans la société soviétique confirme absolument le propos de Grossman, de même, dans une certaine mesure, que le changement de climat que l’on y constate aujourd’hui… On se tromperait lourdement si l’on pensait que nous ne faisons ici que mettre au goût du jour la théorie trotskiste traditionnelle de la « double nature » de l’État soviétique. Cette notion a, dans la tradition trotskiste, un sens fondamentalement stratégique : examinant le stalinisme du promontoire d’Octobre, elle désigne la genèse de la dégénérescence de la Révolution russe et indique en filigrane les moyens de son dépassement tel que le concevait Trotski. Cette vision des choses nous paraît aujourd’hui sans objet, elle retarde de quarante ans sur la réalité. Concernant la perspective d’un « dépassement » révolutionnaire de la situation actuelle en URSS, nous pratiquons l’incantation et le wishful thinking parce que nous indexons sans relâche nos (maigres) analyses de l’État du « socialisme réel » sur le « modèle » d’Octobre et des premières années de la révolution. Mais « juger », porter des appréciations sur le programme adopté en 1986 au
XXVIIe congrès du PCUS, cela a aujourd’hui à peu près autant de sens que récuser l’idéologie du mitterrandisme au nom des principes définis par Robespierre dans les discours à la Convention ou fustiger le révisionnisme des sociaux-démocrates allemands actuels en leur opposant la Critique du programme de Gotha. C’est un exercice de style vide et rituel qui débouche nécessairement sur les prédictions les plus folles. La première chose à faire, c’est de tenter de comprendre de quoi sont faites, comment fonctionnent ces sociétés énigmatiques du « socialisme réel » – en tout premier lieu la société soviétique. Sur ce plan, avec nos clichés et nos à-peu-près – pour ne rien dire des éventuelles contaminations de l’idéologie décervelante de « l’antitotalitarisme » –, nous sommes encore bien loin du compte. Pour penser l’éventuel dépassement de ces systèmes, il faut que nous entreprenions une véritable œuvre de refondation de notre théorie du « socialisme réel », conçue comme une autre variante, imprévue, de cette société d’avant la véritable histoire humaine dont parle Marx.
E.L. : Ce qui me gêne, c’est le terme de révolutionnaire accolé à conservatisme. Que la société des années trente ait été une société en mouvement, qu’elle ait connu des bouleversements gigantesques, c’est incontestable. Lewin dit que la société a été entièrement « désocialisée » : c’est bien la tempête, tout est remis en jeu. Cela a pu être vécu comme une aventure fantastique : tout semblait possible. Mais il y a une coloration positive dans ce que tu dis qui me gêne. Certes, il y a un côté épopée, mais l’épopée c’est aussi une façon de nier l’histoire. Certes, il y a eu adhésion, et le mécanisme de la terreur n’a jamais été suffisant pour expliquer ce qui s’est passé. Cela ne permet pas d’y donner une positivité. Le coût social et politique de la mise en place du système reste quelque chose d’absolument monstrueux.
D.B. : Il faut commencer par réaffirmer l’ampleur du désastre que représente dans le siècle la contre-révolution stalinienne pour l’ensemble du mouvement révolutionnaire international. Non seulement dans la mesure où elle brouille la perception de l’avenir possible, mais encore le rôle actif et durable de l’État bureaucratique sur l’arène politique mondiale.
Cela étant dit, il importe également de répudier la légende de la grande immobilité, de la grande glaciation, selon laquelle l’histoire active s’arrête à Stalingrad. En deçà, l’effervescence et la créativité révolutionnaire : au-delà, l’hibernation et la répétition.
La référence à une légitimité fondatrice n’est pas purement formelle et gratuite. Thiers et Clémenceau sont peut-être des figures inverses de Danton et Robespierre, de La Madrid un cliché en négatif de Maderos ou Obregon, mais dans les deux cas la référence à une légitimité originelle, républicaine ou révolutionnaire, répond à un bouleversement social dont l’onde de choc n’est pas épuisée.
Ainsi, il vaudrait la peine de réfléchir sur certains de nos arguments les plus courants. Par exemple, à propos de la Seconde Guerre mondiale : nous disions que l’Union soviétique a pu vaincre l’Allemagne nazie, malgré les aberrations du régime bureaucratique, et grâce au puissant ressort de la défense des acquis révolutionnaires, qui permet de comprendre l’acharnement de la lutte, la mobilisation populaire et l’esprit de sacrifice… C’est d’ailleurs ce qu’illustre aussi Grossman à sa manière.
Mais ces fameux acquis, en quoi consistent-ils au juste ? La démocratie soviétique de 1917-1918, éphémère et depuis longtemps étouffée ? Le communisme de guerre et ses terribles privations ? La NEP depuis longtemps révolue ? L’inspiration d’Octobre ? Force est d’admettre que, si l’on retient l’argument des acquis, il embrasse nécessairement l’ensemble de la période, y compris certaines des transformations sociales des années trente…
Alain disait tout à l’heure à peu près qu’il fallait être capable de s’arracher au point de vue immédiatement polémique et partisan, pour prendre du recul, mesurer les distances… S’arracher en quelque sorte au point de vue de la mémoire passionnelle pour atteindre celui de l’histoire. C’est vrai et faux à la fois.
Vrai parce qu’on ne peut traiter quatre-vingts ans d’histoire réelle comme une déviance têtue par rapport à la norme réelle ou imaginaire d’un moment révolutionnaire originel. Nous sommes confrontés à un phénomène social à part entière, avec ses contradictions, ses virtualités, qu’il faut étudier et juger d’un point de vue militant et non d’un point de vue téléologique. En prenant les choses par ce bout, il faut commencer par reconnaître que certains débats idéologiques sur le totalitarisme ou certaines querelles de catégories sont plus un obstacle qu’une aide. La principale difficulté pour traiter d’une réalité aussi complexe, c’est la méconnaissance de l’intérieur, le peu de travail sur la connaissance qu’une société produit sur elle-même. C’est pourtant de là qu’il faudrait partir, au lieu de supposer que cette matière première est d’emblée inaccessible ou inexistante du fait de la censure bureaucratique.
Mais c’est aussi faux à mon sens, parce qu’on ne peut abandonner le point de vue de la mémoire, qui est celui de notre insertion dans cette histoire encore en train de se faire, de notre prise de parti dans cette lutte, d’un passé obstiné dont le présent ne parvient pas à se défaire.
Critique communiste, n° spécial 86
1986
Ouvrages cités dans le débat
– Hannah Arendt : Le Système totalitaire, Seuil 1972.
– Hélène Carrère d’Encausse, L’Empire éclaté, Flammarion 1978.
– Le Pouvoir confisqué, Flammarion 1980.
– Edward H. Carr, La Révolution bolchevique, 3 tomes, éditions de Minuit, 1969-1974.
– Stephen F. Cohen, Rethinking the Soviet Expérience, Oxford Oniversity Press, 1985.
– Jean-Luc Dallemagne, Autogestion et dictature du prolétariat, 10/18, 1974.
– Marc Ferro, Des soviets au communisme bureaucratique, Archives, 1980.
– Vassili Grossman, Vie et destin, L’âge d’homme, Julliard, 1983.
– K. S Karol, Solik, Julliard 1983.
– Moshe Lewin, The Making of the Soviet System, Panthéon Books, New York, 1985.
– Pierre Nora, Les Lieux de la mémoire, 1 : la République, Gallimard 1984, ouvrage collectif.
– Nicolas Werth, Être communiste en URSS sous Staline, Archives, 1981.