Par le chemin des écoliers, la flotte britannique se hâte avec lenteur vers les Malouines, et les solutions diplomatiques sont toujours dans l’impasse. Les Britanniques ont débarqué, le dimanche 25 avril, dans l’archipel de Géorgie du Sud, à 1 500 kilomètres à l’est des Malouines. C’est une opération à risque limité pour sauver la face et relancer les négociations. Mais le dérapage vers l’escalade n’est pas exclu.
Sans revenir sur les raisons multiples qui ont poussé le général argentin Galtieri dans cette opération (voir Inprecor n° 123, du 19 avril 1982), il demeure que, dans le conflit entre l’Argentine et la Grande-Bretagne, il n’y a pas place pour la neutralité. Ceux qui souhaiteraient renvoyer dos à dos les militaires assassins de Buenos Aires et Margaret Thatcher, encore éclaboussée du sang des martyrs irlandais, voudraient voir dans les Malouines l’embryon d’une nationalité et échapper au dilemme en prêchant l’autonomie ou l’autodétermination.
L’existence d’une nationalité malouine d’un petit nombre d’anciens colons jetés sur un archipel est pourtant bien difficile à démontrer. La seule certitude dans cette affaire, c’est que la présence britannique dans l’Atlantique Sud est l’héritage direct de sa présence impérialiste. Quant au véritable propriétaire des îles, il s’agit de la compagnie Coalite Limited, qui s’y est établie en 1978, lorsqu’on a découvert du pétrole dans les parages. En un mot, la question des Malouines est à considérer avant tout du point de vue de sa signification internationale : il s’agit d’un avant-poste de l’impérialisme britannique, lié à des intérêts économiques (pétrole) et géostratégiques (contrôle du passage autour du cap Horn).
D’autre part, il n’est pas permis d’oublier que l’Argentine reste un pays dépendant, qui a une longue histoire de démêlés avec l’impérialisme britannique. Dans tout pays opprimé, subordonné ou dépendant, deux questions se combinent : une question nationale face à l’impérialisme, et un conflit de classe entre prolétariat et bourgeoisie.
Un succès, même partiel, du gouvernement argentin contre la Grande-Bretagne ne signifiera pas sa consolidation. Rien ne serait plus faux que d’en rester aux apparences trompeuses des premières images d’union sacrée en Argentine. S’il veut tenir tête à la Grande-Bretagne dans un conflit armé, le général Galtieri n’aura d’autre solution que d’exploiter, à sa manière, le sentiment anti-impérialiste des masses argentines.
Il est parfaitement légitime pour les organisations ouvrières qui combattent depuis toujours la dictature, de s’opposer à l’intervention britannique, sans pour autant renoncer à leurs revendications face à la dictature ni basculer dans l’union sacrée. Pendant la révolution mexicaine, quand les Américains occupèrent Vera Cruz en 1914, Venustiano Carranza et les révolutionnaires condamnèrent sans réserve l’invasion mais refusèrent d’accorder la moindre trêve au contre-révolutionnaire Huerta.
Aujourd’hui, la presse européenne ne manque pas d’hypocrisie quand elle reproche aux victimes de la dictature argentine, comme Miguel Angel Estreila ou le Prix Nobel de la paix Perez Esquivel, de se « réconcilier » avec leurs bourreaux1. Ils ont pourtant exprimé on ne peut plus clairement que leur opposition à l’intervention britannique n’implique aucune réconciliation ni aucune trêve avec la junte. C’est également la position de l’écrivain colombien Gabriel Garcia Marquez (dont nous reproduisons dans ces pages une tribune à ce sujet), quand il annonce que les manifestations des « mères de la place de Mai » continueront comme avant, « avec ou sans les Malouines2 » Les « mères » lui ont déjà donné raison en manifestant, comme chaque semaine depuis cinq ans, avec le mot d’ordre : « Les Malouines sont argentines, les disparus aussi ! »
Plus les risques de confrontation entre l’Argentine et la Grande-Bretagne se précisent, plus ils provoquent des prises de position internationales éloquentes.
Il y a quelques semaines à peine, l’armée argentine se préparait à intervenir ouvertement au Salvador. Entre-temps, elle a débarqué aux Malouines. Ceux qui encourageaient en sous-main l’intervention au Salvador condamnent avec indignation le débarquement aux Malouines. Ceux qui condamnaient l’agression contre le Salvador défendent aujourd’hui les droits argentins face à l’impérialisme britannique, à commencer par le Front Farabundo Marti de libération nationale (FMLN) du Salvador et le gouvernement du Nicaragua, qui a aussitôt fait connaître par un communiqué son « soutien au gouvernement de la République argentine dans cette querelle ». Il est vrai que la prise de position presque unanime de l’Organisation des États américains (OEA) – à l’exception de la Colombie et des États-Unis – en faveur de l’Argentine, ne peut que compliquer à l’avenir ses visées d’intervention au Salvador.
D’un autre côté, tous les États impérialistes, à commencer ceux de la Communauté européenne, se sont alignés avec empressement sur les intérêts de l’impérialisme britannique. Portant l’hypocrisie à son comble, ils n’hésitent pas à présenter l’expédition de la Royal Navy comme une croisade des démocraties contre la dictature, et de la civilisation contre la barbarie. Ils avaient pourtant le nez moins sensible et le sentiment démocratique moins chatouilleux quand Margaret Thatcher laissait mourir dix grévistes de la faim irlandais. Il faut surtout rappeler aux mémoires courtes que, quelques jours avant l’affaire des Malouines, la Grande-Bretagne livrait encore des armes à l’Argentine – de même que le gouvernement social-démocrate français – sans trop chercher à savoir si elles pouvaient être utilisées… contre le peuple du Salvador3.
Quant à l’impérialisme américain, déplorant le litige entre deux États considérés comme « amis », il s’est offert en médiateur. Mais le temps passant et le fond des choses remontant à la surface, il s’avère qu’il y a toujours des amis qui le sont plus que d’autres : les États-Unis ont voté une condamnation de l’Argentine à l’ONU ; ils ont récidivé au sein de l’assemblée de l’OEA et, respectant leurs accords avec la Grande-Bretagne, ils ont contribué au ravitaillement de la flotte britannique.
En Argentine, les militants révolutionnaires, tout en s’opposant à l’agression britannique, ne cesseront leur lutte pour le renversement de la dictature.
La tâche des révolutionnaires et des anti-impérialistes dans le monde est, en revanche, de s’opposer à l’intervention britannique et aux mesures de rétorsion économiques prises contre l’Argentine.
25 avril 1982
Inprecor n° 125 du 3 mai 1982
Documents joints
- Le pianiste Miguel Angel Estreila a dû réclamer au journal Le Monde la publication d’une déclaration rétablissant ses véritables propos.
- L’écrivain colombien Gabriel Garcia Marquez est notamment l’auteur de Cent ans de solitude, de l’Automne du Patriarche et de Chronique d’une mort annoncée. Menacé de mort par les commandos d’extrême droite dans son pays, il vit en exil et développe une importante activité anti-impérialiste.
- « Dix jours avant l’invasion des Malouines, le ministère britannique de la Défense donnait encore son accord à la livraison de pièces détachées pour la marine argentine. » (Le Monde, 24 avril 1982.)