Les accords israélo-palestiniens du 13 septembre ont été accueillis avec soulagement comme porteurs d’un espoir de paix durable et de dénouement d’une situation bloquée chargée de catastrophe. Ils sont pourtant le résultat d’une situation internationale qui n’a cessé de se dégrader au détriment du mouvement national palestinien.
L’écroulement de l’Union soviétique a en effet privé les Palestiniens du jeu d’équilibre mondial dans lequel ils s’étaient habitués à louvoyer et, surtout, la guerre du Golfe s’est traduite pour eux par un isolement accru au sein même des pays arabes et par des coupes sombres dans les subsides que ces derniers leur octroyaient. Dans ces conditions, la perspective d’un État palestinien laïque risquait de se voir de jour en jour compromise, d’une part par le développement de la colonisation sioniste dans les territoires occupés et, d’autre part, par la poussée du mouvement islamiste Hamas traduisant l’exaspération de populations prises au piège. Le facteur temps devenait donc un élément fondamental de toute stratégie politique.
Un accord contradictoire
Le contenu des accords porte à l’évidence la marque de cette situation et des rapports de forces internationaux. La cérémonie de signature à Washington sous le parrainage impérial de Clinton et devant un parterre de crapules aux mains plus ou moins ensanglantées avait quelque chose de nauséabond. Quant aux deux documents essentiels de l’accord, ils sont significatifs. Les lettres de reconnaissance mutuelle entre l’État d’Israël et l’OLP sont très brèves. Alors que celle de Rabin se contente d’accepter « les Palestiniens » comme interlocuteurs, sans référence au droit à un État, celle d’Arafat reconnaît l’État d’Israël tel qu’il est et consacre un long paragraphe à promettre la mise en place d’une « puissante police » pour faire respecter les accords dans les territoires occupés.
L’accord lui-même reconnaît l’ensemble de la Cisjordanie et de Gaza comme une entité unique, prévoit la mise en place d’une auto-administration palestinienne de Gaza et Jéricho dans les prochains mois, et l’ouverture d’un processus de négociations sur cinq ans. Rien n’est donc réglé concernant le sort des 12 000 prisonniers palestiniens, le statut de Jérusalem-Est, le retour des réfugiés de 1948, ou l’implantation des colonies sionistes dans les territoires occupés depuis 1967. Enfin, la mise en place d’une administration palestinienne à Gaza et Jéricho ne signifie pas la reconnaissance d’une souveraineté politique, mais, dans l’immédiat, une autonomie sous surveillance avec des compétences en matière d’éducation, de services sociaux, d’ordre public.
Par rapport au contenu textuel des accords, l’accueil politique qui leur a été réservé peut donc paraître paradoxal : hostilité déclarée de la droite et, plus généralement, expectative du côté israélien, manifestations, liesse populaire chez les Palestiniens des territoires, avec floraison de drapeaux y compris à Jérusalem-Est. La raison en est compréhensible. Au-delà de leur contenu formel, les accords sont nécessairement compris comme légitimant et reconnaissant de fait si ce n’est de jure, le droit des Palestiniens à un État. Il y a en effet longtemps (depuis le plan Alon dans les années soixante-dix) qu’un compromis de ce type était envisagé, notamment par les travaillistes israéliens, mais jusqu’à présent il était toujours conçu de leur part sous la forme d’un condominium jordano-israélien sur les territoires ou d’une fédération palestino-jordanienne, en évitant que les Palestiniens puissent parler en leur propre nom.
Bien qu’il s’inscrive dans un rapport de forces globalement défavorable au mouvement national palestinien, l’accord du 13 septembre n’en est donc pas moins contradictoire. C’est que la situation n’est pas à sens unique. Les dirigeants sionistes étaient eux-mêmes dans une impasse avec les territoires occupés. Le non-respect des résolutions de l’ONU les place de plus en plus en porte-à-faux par rapport au discours sur le droit international. Une annexion pure et simple, outre les difficultés politiques, les condamnerait à être minoritaires dans leur propre pays et à systématiser un régime d’apartheid. Le maintien de l’occupation devient de plus en plus coûteux, socialement et militairement, dans la mesure où, et c’est un des aspects essentiels de l’affaire, ils n’ont pas réussi à mater l’Intifada. Enfin, après la disparition de l’URSS et la guerre du Golfe, l’État d’Israël ne joue plus le même rôle pour les États-Unis soucieux de réaménager leur présence dans la région en consolidant leur alliance avec les monarchies pétrolières arabes.
Les dirigeants israéliens ont donc signé l’accord en position avantageuse, ils n’en ont pas moins couru le risque d’ouvrir une nouvelle situation dynamique dont les développements ne sont pas a priori maîtrisables.
Réciproquement, l’écho rencontré par les accords dans les territoires occupés, la paralysie des courants qui s’y sont opposés (FPLP et FDPLP notamment), la discrétion et la prudence même du Hamas, le ralliement des responsables du Fatah initialement hostiles (comme Kaddoumi) montrent seulement que l’écrasante majorité des populations concernées y voit la possibilité de débloquer une situation sans issue. La dégradation des rapports de forces mondiaux a en effet mis à nu une impasse stratégique qui vient de bien plus loin : comment affronter et espérer vaincre militairement un État comme l’État sioniste à partir d’une population en diaspora, vivant majoritairement dans des camps de réfugiés, souvent tributaire des subsides des États arabes et en butte éventuellement à leur répression (Jordanie 1970, Liban…) ?
Les inconnues de la nouvelle donne
La question est donc désormais ouverte de savoir s’il peut y avoir un bon usage d’un mauvais accord. Les risques de détérioration sont en effet considérables et toute euphorie naïve serait malvenue. Depuis l’ouverture des négociations de Madrid, les porte-parole palestiniens ont toujours insisté sur la dimension évolutive d’un éventuel accord et soupçonné leurs interlocuteurs de vouloir bloquer le processus à telle ou telle étape intérimaire. Les déclarations de Rabin à CNN, rappelant l’impératif prioritaire de la sécurité d’Israël et rejetant l’interprétation de l’accord comme premier pas vers un État palestinien, ne peuvent que justifier leurs craintes.
Le processus même, l’arrivée possible de quelques milliards de dollars sur un tout petit territoire sans structure productive existante ne va pas sans problème. Habituellement, les aides de ce type passent par les États. Or, elles ne sauraient en la circonstance transiter par celui d’Israël et il n’y a toujours pas d’État palestinien. Il va donc falloir inventer et mettre sur pied des mécanismes de réception et de distribution, avec tous les facteurs de corruption et de différenciation sociale inhérents. Enfin, Arafat a beaucoup insisté sur le fait que l’ossature de la police palestinienne chargée de faire respecter les accords serait fournie par les forces de l’ALP stationnées dans les pays arabes (soit 15 000 à 25 000 hommes). Il s’agit donc d’une sorte d’armée des frontières d’emblée professionnalisée et hiérarchisée, qui n’est pas issue de l’expérience de l’Intifada. Tout cela est lourd de divisions et de conflits potentiels entre Palestiniens.
Cependant, la nouvelle donne est pleine d’inconnues de part et d’autre. Le changement de perception des Palestiniens et l’espoir de paix dans une société israélienne elle-même fatiguée d’un demi-siècle de guerre, dont l’idéologie sioniste pionnière s’érode avec la relève des générations, peuvent contribuer à affaiblir le consensus sioniste et à libérer une nouvelle conflictualité sociale et de nouvelles différenciations politiques. Le développement d’une structure productive même limitée dans les territoires aujourd’hui occupés peut contribuer à modifier les structures de la société palestinienne, ses formes d’expression politique, sa dynamique sociale.
Enfin et surtout, il ne saurait s’agir d’un simple tête à tête israélo-palestinien ou d’une coexistence durable entre l’État sioniste tel qu’il est et un micro-État palestinien sous tutelle. L’enjeu est d’emblée au moins régional. D’une part, parce qu’un développement économique éventuel dans les territoires occupés est en interaction immédiate avec l’économie et la société israélienne. D’autre part, parce que la cause antisioniste a servi depuis près d’un demi-siècle d’alibi de légitimation aux régimes arabes autoritaires de la région, qui sont restés ces dernières années, par rapport aux bouleversements mondiaux (chute des dictatures bureaucratiques à l’Est, valse des régimes militaires en Amérique latine, ébranlement des États africains), les plus immuables dans leur structure et dans leur personnel dirigeant. Déjà, la portée de l’accord du 13 septembre modifie la place de la Syrie dans le dispositif régional et pose un problème aigu pour la Jordanie dont plus de la moitié du corps électoral est constitué de Palestiniens réfugiés qui devraient également participer au processus électoral des territoires occupés en tant que Palestiniens !
Historiquement, aucun accord diplomatique ne constitue une table de loi définitive. Il s’agit d’un moment et d’un enjeu. Sa dynamique réelle est déterminée par la mobilisation à laquelle il peut donner lieu. Ainsi en fut-il hier des accords d’Évian sur l’Algérie ou des accords de Paris sur le Vietnam. Les situations et le contexte ne sont certes pas comparables. Mais l’important aujourd’hui n’est pas de chipoter, de faire la fine bouche, ou de spéculer pour savoir si un meilleur accord était possible.
Du côté palestinien, toutes les questions litigieuses laissées ouvertes peuvent permettre de construire une mobilisation large et démocratique : pour la libération immédiate des 12 000 prisonniers, pour le statut de Jérusalem, pour le contrôle de l’eau, pour le contrôle et l’affectation de l’aide internationale…
De même, du côté de la gauche israélienne, une mobilisation peut être à l’ordre du jour, pour le retrait effectif de tous les territoires occupés, pour la reconnaissance des droits des réfugiés palestiniens de 1948, pour la reconnaissance d’une pleine souveraineté palestinienne, pour le démantèlement des structures confessionnelles de l’État israélien et la définition d’une citoyenneté ouverte, débarrassée du sinistre privilège du sang…
Ainsi peuvent se dessiner par un effort convergent les conditions d’une paix effective, à travers une lutte où les intérêts sociaux et humains communs prennent le pas sur l’affrontement intercommunautaire.
La Brèche, hebdomadaire suisse, 1993