Depuis deux siècles, le spectre de la révolution hante le monde. Son contenu n’est pas dissociable de son histoire. La réédition récente du livre de Jean Marie Goulemot (Le Règne de l’histoire, discours historiques et révolutions, XVIIe-XVIIIe siècles, Albin Michel 1997), illustre la complexité de ses origines et de sa genèse. On est ainsi passé du pluriel au singulier, de l’Essai sur les révolutions de Chateaubriand, à l’Essai sur la révolution, de Hannah Arendt. En fait, plutôt qu’un concept clairement défini, la révolution est une image forte, où se noue une pluralité de significations.
Avec la Révolution française, et ce qu’Éric Hobsbawn a qualifié « d’ère des révolutions », le terme même est devenu la formule algébrique du changement social et politique dans les sociétés contemporaines. Elle est alors associée, dans une nouvelle « sémantique des temps historiques », aux notions d’accélération et de progrès, de marche en avant irréversible. À ce premier niveau de sens, la révolution relève du mythe mobilisateur, au sens que lui donnait Sorel à propos de la grève générale : une image encore indéterminée de l’avenir, une prophétie politique, une promesse d’humanité libérée.
À un second niveau, l’idée de révolution se charge d’un contenu programmatique. Avec la fracture sanglante des journées de juin 1848, se précise le lien désormais indissoluble entre révolution démocratique et révolution sociale. La parution du Manifeste communiste, l’Adresse à la Ligue des communistes, et son appel à « la révolution en permanence », inscrivent cette expérience fondatrice dans la mémoire du mouvement révolutionnaire. À un troisième niveau enfin, l’idée de révolution revêt une signification stratégique. Longtemps, elle est restée aux yeux des révolutionnaires eux-mêmes, un phénomène social, quasi naturel : elles éclatent, elles arrivent. Kautsky en conclura logiquement qu’il ne s’agit pas de les « faire ». C’est au début du XXe siècle seulement que le vocabulaire stratégique (de la stratégie et de la tactique, de l’offensive et de la défensive, de la guerre de position et de mouvement) passe des militaires aux révolutionnaires. Il s’agit désormais d’inscrire un projet politique dans la durée, de suivre les fluctuations du rapport des forces, de centraliser les énergies et de prendre des initiatives. Au-delà même de ses particularités historiques, l’Octobre russe deviendra le symbole d’une stratégie victorieuse et le débat sur la stratégie révolutionnaire sera au centre des controverses de la IIIe Internationale (revendications transitoires, front unique et front populaire, grève générale et insurrection armée…).
Cette triple dimension de l’idée révolutionnaire est aujourd’hui affectée par les bouleversements du monde. Pourtant, ce monde du capitalisme réellement existant n’est pas plus acceptable qu’hier. Et un horizon révolutionnaire d’attente, la tension vers d’autres possibles, d’autres logiques, ne sont pas moins nécessaires. En ce sens, la parole révolutionnaire garde sa fonction prophétique d’alerte et de réveil, « d’ouverture à ce qui ébranle ». De même, la brutalité d’une crise sociale qui prend les dimensions d’une crise de civilisation, où la loi de la valeur se révèle de plus en plus irrationnelle et misérable, incapable d’orienter l’essor colossal des forces productives en fonction de l’enrichissement et de la satisfaction des besoins humains, de même que la gravité d’une crise écologique qui compromet l’avenir de l’espèce et amplifie les inégalités sociales, confirment l’urgence d’un changement radical dans les rapports de propriété, dans les modes et les rapports de pouvoir, dans le sens et l’organisation du travail.
Il n’est pas très difficile de se convaincre qu’il faut, plus que jamais, « changer le monde ». La difficulté porte principalement sur les voies et les moyens d’y parvenir, autrement dit sur la troisième dimension, stratégique de l’idée révolutionnaire. Elle tient à de nombreuses raisons. Certainement au poids des défaites et des désastres du siècle qui s’achève. Mais aussi aux métamorphoses en cours des espaces et des rythmes de la politique. Bonaparte définissait la stratégie comme l’art de concentrer ses forces en un point à un moment donné. Dans le mouvement d’enchevêtrement des espaces, de discordance des temps, de dissémination des pouvoirs, comment définir ce point et ce moment ? C’est la question que pose, à sa manière, en se gardant d’y répondre le sous-commandant Marcos.
On dit des militaires qu’ils sont toujours en retard d’une guerre, parce qu’ils sont formés à l’étude des guerres passées. Nous sommes toujours un peu comme eux, forcément en retard d’une (ou de plusieurs) révolutions, parce que nous avons été nourris de l’image des révolutions passées. Mieux vaut le savoir, pour débarrasser autant que possible le mythe révolutionnaire de ses relents de croyance, pour approfondir et développer une conception profane de la révolution – sans grand sujet héroïque –, où l’acte inévitable de la rupture révolutionnaire se conjugue au processus ininterrompu des « révolutions permanentes ».
Futurs, 12 mars 1998